JOURNAL DE PAUL VINARD

(1850- 1925)

Recueilli par Pierre GOULON
(son arrière petit neveu)

*****

I - 27 juillet au 6 septembre 1914

 

 

Pierre Goulon Sigwalt (Petit fils de Georges Vinard )
(décembre 2003)

Source des documents:
Photos:Jules et Georges Vinard

Cartes postales: Collection Pierre Goulon

 

La guerre 1914

Le 27 au 28 juin 1914 à Sarajevo un serbe assassine l'archiduc Ferdinand d'Autriche et sa femme.

Un procès scandaleux se déroule à Paris fin juillet. La femme de Monsieur Caillaux ministre des finances a assassiné un journaliste monsieur Calmette directeur du Figaro qui menaçait le ménage Caillaux de révélations désagréables. M. Caillaux est un amoral cynique. Il a eu une fortune extraordinaire, fils d'un ancien ministre inspecteur des finances, très jeune député, ministre, chef de parti tout lui réussit. Il est l'amant de la femme d'un de ses subordonnés -- la fait divorcer -- l'épouse, divorce d'avec elle pour épouser une autre maîtresse divorcée -- celle qui tue Calmette. La politique s'en mêle, toute la réaction profite du scandale pour solidariser le régime républicain avec son dégoûtant ministre. Malheureusement beaucoup de républicains défendent Caillaux et tout comme lors de l'affaire Dreyfus on ne peut plus parler de l'affaire Caillaux sans s'échauffer. On se traite réciproquement de vendus, de traître, de fripouilles, de canailles etc. etc..

En Angleterre il y a la guerre civile, en Russie des grèves, en Italie des grèves et des émeutes. Dans plusieurs villes la République est proclamée, mais la révolte dure peu.

Partout les affaires se ralentissent, à la bourse de Paris c'est un désarroi complet, la rente baisse, baisse. La chambre vote l'impôt sur le revenu. Plusieurs grandes banques protestantes réputées plus solides que la rue craquent. C'est partout l'inquiétude, tout le monde est agité, perplexe. Que sera-ce demain ? Le président de la République voyage en Russie. Au Maroc il y a encore des combats qui coûtent des soldats et des officier. Le grand prix a été couru. On part en vacances. Les théâtres et les cafés regorgent de monde. De violents orages ont ravagé le sud-est. La vallée de la Gervanne a été dévastée, des maisons, des récoltes ont été enlevées au plan de Baix. Le pont de Blacon a été à moitié emporté. La maison de mon cousin Gontard est menacée, des arbres qui soutiennent son aire sont emportés. Le conduit qui amène les eaux de Bondra à Crest et traverse la Gérvanne est brisé et c'est une boue infecte qui nous est servie à Crest comme eau potable. Le pont de la Drôme a Crest est menacée, l'eau arrive jusqu'au-dessus du quai et une partie de la digue en aval côté sud est emportée. Que peut-il arriver de plus désolant ! Il y a partout comme le pressentiment d'une catastrophe prochaine. Que sera-ce demain ?

La guerre que tout le monde redoute à laquelle personne ne veut croire et qui sera une réalité dans quelques heures.

27 juillet 1914

L'Autriche renvoie à la Serbie une note comminatoire l'invitant à " mettre fin à la tolérance coupable accordée aux fauteurs de désordre qui ont provoqué l'assassinat de l'archiduc " la Serbie accepte les conditions draconiennes que lui impose l'Autriche. Celle-ci déclare ne pas croire aux promesses de la Serbie. Des escarmouches ont eu lieu à la frontière entre Serbes et autrichiens.

M. Poincaré président de la République qui de Russie devait aller à Copenhague interrompt son voyage pour entrer à Paris. La bourse de Paris qui n'a plus de boussole ferme. Le président du sénat ( Monsieur Antonin Dubost) et le président de la chambre (Monsieur Deschanel) rentrent à Paris pour être prêts à convoquer le parlement. Cependant personne ne croit une guerre possible : toute l'Europe serait aux prises, tous les hommes valides seraient sous les drapeaux. On peut admettre la perspective d'une semblable catastrophe, autant mettre une charge de mélinite au centre de la terre pour la faire sauter.

Les gouvernements français et russes prient l'Autriche de surseoir à une action militaire contre la Serbie. Ils promettent d'agir auprès de celle-ci pour qu'elle se soumette. L'Autriche fait la sourde oreille. Elle espère escamoter la Serbie comme elle l'a fait de la Bosnie et de l'Herzégovine.

28 juillet 1914

Le gouvernement Austro-Hongrois déclare la guerre à la Serbie. Voilà l'incendie allumé. Les Serbes évacuent leur capital. Le gouvernement français commence à prendre des dispositions en vue de la mobilisation. Et on se bat encore au Maroc. On commence à s'agiter même à Crest.

29 juillet 1914

On espère encore qu'une intervention des grandes puissances européennes pourra arrêter l'Autriche qui proteste de ses bonnes intentions. Elle veut simplement infliger un pensum aux Serbes. Mais la Russie qui n'entend pas plaisanterie prend les serbes sous sa protection et commence à mobiliser.

30 juillet 1914

L'Allemagne proteste contre la mobilisation de la Russie ce qui ne l'empêche pas de mobiliser aussi. L'Angleterre proteste à son tour contre la mobilisation allemande et prend " des mesures militaires " et la France ?

Les banques nationales France, Angleterre, Belge élèvent le taux de leur escompte.

La banque de France va mettre en circulation des billets de banque de 20 F et 5 francs. On ne trouve plus ni or ni argent.

31 juillet 1914

M. Jaurès chef du parti socialiste est assassiné dans un restaurant à Paris. Un " illuminé" dit-on lui a tiré une balle de revolver dans la tête à travers une fenêtre ouverte du restaurant

Je me dispose à aller à Valence voir si je ne pourrais emprunter un peu d'argent à la banque et changer des billets de 100 F. M. Cormund étant mort le 14 juillet, trésorier de l'association culturelle et du foyer de l'orphelinat c'est moi qui, en ma qualité de vice-président de l'association culturelle suis chargé de gérer provisoirement ses caisses et il me faut de la monnaie.

M. Faure pasteur et président de la commission exécutive est en congé à Mantes depuis le 16 juillet. Il ne parle pas de rentrer. Le deuxième pasteur M. Brunet se cantonne à Grâne c'est moi qui vais me trouver pasteur, trésorier, commission exécutive, etc. etc.

1er août 1914

Mon neveu Georges pasteur à Bourgoin qui est en vacances et auprès de sa femme à Saint-Antoine ne veut pas rester hors de son église en raison des graves événements qui se préparent. Je voyage avec lui jusqu'à Valence. Je vais au grand bazar (nouvelles galeries) acheter le ruban de la médaille de 1870 dont j'ai le brevet. Et moi qui ne peux souffrir une marque distinctive sur ma personne je mets ce ruban à ma boutonnière. Il faut montrer que pacifiste ne veut pas dire anti-patriote ou anti-militaire. Je suis dans la disposition d'esprit d'un vieux cheval de cavalerie devenu haridelle de fiacre qui aux bruits du clairon redresse ses oreilles et raidit ce qui lui reste de muscles pour charger.

L'Allemagne déclare la guerre à la Russie.

Je me rends à Loriol mi-partie par le train, mi-partie par le tram, mi-partie à bicyclette ou je suis convoqué par dépêche. Je trouve MM. Les pasteurs Blanc-Milsand vice-président de la commission exécutive, Lacheret Maurice secrétaire. On discute des mesures à prendre pour assurer la desserte des églises de la 19e circonscription synodale (Drôme) au cas où la mobilisation déjà commencée officieuse deviendrait officielle. Beaucoup d'églises seraient privées de leur pasteur. Monsieur Blanc-Milsand s'attend à partir incessamment. On me demande de centraliser les renseignements et de pourvoir à l'organisation. Je télégraphie à M. Faure, Président de rentrer. Nous élaborons une circulaire à tous les pasteurs. Je rentre à Crest à bicyclette par Grâne. En arrivant à Crest je rencontre le commissaire de police en cravate blanche, redingote noire, ceint de l'écharpe -- accompagné de deux tambours qui proclament officiellement l'ordre de mobilisation générale à partir du dimanche 2 août, c'est très imposant. Je suis ému, un pleur parait sous mes paupières. Vive la France ! À Valence je n'ai pu avoir ma monnaie. Il y a à la banque de France une queue interminable. Je prie mon beau-frère Genonville qui lui aussi fait la queue de me changer des billets. J'ai écrit à mon ami Charles de Rohden à la Tour de Neils.

2 août 1914

Premier jour de la mobilisation. C'est un dimanche. Tout Crest est dans la rue. À la gare surtout où chaque mobilisable se presse. Personne ne se fait prier. Pas d'enthousiasme exagéré, mais volonté ferme d'aller jusqu'au bout pour en finir avec les menaces et l'arrogance constante de l'Allemagne. Plus de train de voyageurs entre Livron et Briançon. La voie de Livron à Briançon est gardée militairement par la territoriale. Il n'y a pas une famille qui soit épargnée par la mobilisation. La gare de Crest est occupée militairement : un commandant, un capitaine, un lieutenant, adjudant, sergent, caporaux etc. Les salles d'attente sont transformées en corps de garde. Deux médecins sont mobilisés ; il ne reste plus que M. Ricateau et M. Gallibert et ils auront à assurer le service à Saillans et à Bourdeaux dont les médecins sont mobilisés. Il ne reste qu'un pharmacien M. Brun, les deux autres sont partis.

3 août 1914

Les banques et maisons de crédit ferment. Impossible de retirer aucun dépôt. Les caisses d'épargne ne remboursent plus que 50 F par quinze jours.

Je prie le directeur de la caisse d'épargne de Crest de m'inscrire pour un remboursement à l'association culturelle.

On apprend que les Allemands ont violé la frontière française. Les départs continuent sans incident. La ligne de Lyon à Grenoble ayant été coupée par des inondations, tous les militaires destinés aux Alpes passent à Crest. Il y a cinquante-deux trains dans la journée, quelques-uns tractés par trois machines

4 août 1914

Une affiche officielle annonce que l'Italie a déclaré à la France qu'elle resterait neutre.

La circulation des trains sur Briançon a été un peu moins intense. On réquisitionne les chevaux, et les autos. À neuf heures du soir une dépêche officielle annonce que l'Allemagne a déclaré la guerre à la France parce que celle-ci mobilise. Cette fois c'est bien l'horreur qui se réalise.

Vive la France !

On apprend que l'Allemagne envahit la Belgique violant sa neutralité. L'Angleterre déclare à l'Allemagne qu'elle marchera avec la Russie et la France. J' écris à mon ami Monsieur Charles de Rohden à Vevey.

Le président de la République adresse un message aux deux chambres.

5 août 1914.

Le 3 août un remaniement ministériel : M. le Dr Gauthier ministre de la marine se retire pour raisons de santé ; il est remplacé par M. Augagneur ! C'est grotesque. M. Viviani se démet du ministère des affaires étrangères mais reste président du Conseil. Monsieur Doumergue devient ministre des affaires étrangères.

Le Maire fait prévenir par voie d'affiches et de tambours que si les négociants élèvent leurs prix, il fixera un prix maximum. Il faut reconnaître que jusqu'à aujourd'hui aucun négociant n'a élevé ses prix.

6 août 1914.

L'Angleterre qui avait demandé à l'Allemagne l'assurance que la neutralité belge ne serait pas violée, n'ayant pas eu de réponse satisfaisante a déclaré la guerre à l'Allemagne le 5 août. La Belgique envahie par les Allemands leur résiste énergiquement.

7 août 1914.

Les trains n'apportent plus de journaux, quelques-uns arrivent par le tramway, on a peu de nouvelles et on est dans une certaine anxiété.

La mobilisation se poursuit régulièrement. Toujours beaucoup de trains militaires vers Briançon. Des marchands de journaux iront à Valence en auto chercher des journaux. Je commence à recevoir des réponses d'églises. Beaucoup vont être vacantes. M. Cook de Montjaud maréchal des logis d'artillerie va à Briançon, il laisse une femme et cinq enfants. Monsieur Rohr parti (Nyons) M. Cremer, Dieulefit, parti. Monsieur Gourdon, Dieulefit doit partir comme aumônier. M. Bénignus, Valence, parti. Monsieur Mathias, Romans, parti. Monsieur Boutier, Châteaudouble parti. Pas de Nouvelles de MM. Chevally (Beaurières) André Vernier (Montmeyran), G.Peloux (Bourdeaux) Je fais des combinaisons pour pourvoir aux vides. Les Belges résistent héroïquement et arrêtent les Prussiens.

8 août 1914.

Les Allemands demandent un Armistice aux Liégeois pour enterrer leurs morts.

L'Autriche a déclaré la guerre à la Russie le 5 août. La France déclare aux puissances qu'elle est en état de guerre avec l'Allemagne. La mobilisation se poursuit avec activité. Toujours beaucoup de mouvement à la gare de Crest. Des trains, des trains...

La gare et le tramway

Crest , le Pont de la Drôme et la Tour

Je vais à bicyclette à Grâne prévenir monsieur le Pasteur Brunet (2e pasteur de Crest), qu'il aura un enterrement à Crest le lendemain à 8 heures. (Bonne du restaurant Emery)

Monsieur Ricateau est très abattu, son gendre Monsieur Aeschiman, pasteur à Livron à été mobilisé à Lyon. Sa femme (Charlotte Ricateau) reste à Livron. Elle a été recueillie par une famille amie. Comment la faire venir ? les trains ne transportent plus de civils. Pas de nouvelles de M. Faure, et je lui ai écrit de nouveaux de rentrer.

On a lancé il y a deux jours un canard du cercle où des oisifs passent leur temps à se donner de l'importance : ils ont affiché dans le cercle que les Français en deux sauts sont rentrés à Colmar, les Allemands en fuite, belle défense autour du drapeau etc. etc. On attend la confirmation et on a la certitude aujourd'hui que c'est un ignoble canard, ho ! Les oisifs !

Un train contenant environ 1200 hommes est resté en panne dans un des tunnels de Beaurières ( Le quatrième en partant de Beaurières). La quantité de trains passés dans le tunnel mal ventilé avait accumulé une épaisse fumée chargée d'acide de carbone. Presque la moitié de l'effectif a eu un commencement d'asphyxie. On fait monter les deux seuls médecins restant à Crest pour aider ceux d'autres localités. Quatre hommes et un officier n'ont pus être sauvés, les autres ont pu reprendre leur route après cinq ou six jours de convalescence.

9 août 1914

J'apprends par M. Lacheret qu'il y a dans le Temps du 7 août une circulaire de la commission permanente. Je vais chez madame Ricateau qui me reçoit froidement : Elle n'est pas partisante de ces publications. Il n'y a que le sort de sa fille qui l'intéresse. Enfin elle consent à me montrer le Temps du 7. Je ne sais pas trouver la circulaire signalée, seulement un bout d'article annonçant que dans les églises réformées de Paris on priera le 9 août pour la patrie. A tout hasard je dis au pasteur M. Brunet de l'annoncer et de viser dans sa prédication les événements douloureux qui se déroulent et l'obligation pour chacun de faire son devoir. M. Brunet met l'accent voulu dans sa prédication. Monsieur Argot porteur de soutane me dit qu'il serait heureux que les protestants voulussent coopérer à l'œuvre de Croix-Rouge que les catholiques ont commencé et il nous invite à une réunion préparatoire qui doit avoir lieu salle du patronage catholique mercredi 12 août à trois heures. Je fais annoncer du haut de la chaire.

Monsieur le Pasteur Brunet est préoccupé, on a fait afficher une obligation pour les étrangers de se munir d'un permis de séjour dans le délai de 48 heures. Cela se passait le 3 août. Sa femme venue de Paris le 1er août a amené une bonne Alsacienne. Pas de papiers d'identité. Il a fait une déclaration verbale au maire de Grâne -- je le secoure -- Il viendra déjeuner demain pour savoir ce qu'il y aurait à faire. On ne peut circuler hors de la ville sans un sauf conduit. J'ai dû en prendre un hier pour aller à Grâne.

Mes quatre neveux sont sous les drapeaux : Georges pasteur réserviste à Bourgoin, René Lieutenant quatrième génie, parti de Grenoble pour destination inconnue. Pierre et Jean aux 156ème à Troyes. Ce dernier qui a eu un brevet d'aptitude militaire débute comme sergent. Le mari de Marguerite est réformé. Ma belle-sœur Lucie semble un peu affolée. Ma belle-fille Lydie et sa nièce Madeleine qui devaient venir passer leurs vacances à Crest restent à Paris avec Louis.

La famille de mon beau-frère Genonville, Bourg Les Valence qui devait venir aussi passer quelques jours à Crest reste à Bourg les Valence, pas de vacances. La femme de mon neveu Georges, Madeleine Mettetal qui attend un bébé est à Saint-Antoine avec sa mère, sa sœur Simone et sa belle-sœur Madame Robert Mettetal dont le mari est Lieutenant de réserve à Besançon. Ma nièce a une fillette (Jacqueline) de seize mois. Mme Robert Mettetal a un garçon de dix-huit mois et une fillette de six mois qu'elle nourrit. Nous allons coucher quelquefois le soir à Saint-Antoine après avoir fait le tour de ville pour les nouvelles.

Les Français marchent sur Mulhouse, on dit qu'ils s'y sont rentrés.

10 août 1914

Madame Mettetal, Saint-Antoine vient nous dire à dix heures du soir que sa fille Madeleine ressent quelques douleurs caractéristiques. Nous nous précipitons à Saint-Antoine, on décide d'aller chercher le médecin. Malheureusement Monsieur le Dr Ricateau qui devait faire l'accouchement est parti depuis une heure pour Vercheny appelé par un autre accouchement. Je vais sonner chez Monsieur le Dr Gallibert qui semble enchanté qu'on recoure à ses offices. Ma nièce a une garde depuis le 2 août au matin qui l'a déjà soigné pour ses premières couches. On l'a réclamée par dépêche à Sèvres le 31 juillet et elle est partie immédiatement. Fort heureusement car le train qui l'a amené dimanche matin est le dernier ayant transporté des civils. Elle est neuchâteloise. Elle est arrivé sans papiers d'identité et j'ai dû pour obtenir un permis de séjour, me rendre garant de ses déclarations. Ma femme s'installe dans la chambre faisant fonction de garde malade. À 1 h 55 arrive un gros garçon: Robert. On estime qu'il pèse trois kilos. La mère s'est comportée vaillamment essayant quelquefois de sourire. À trois heures je raccompagnais le Docteur qui ne se soucie pas de rentrer seul. Il fait une nuit splendide on commence à voir l'aurore. À l'octroi il y a une barrière gardée par des gardes civiques. Depuis le 3 août de six heures du soir à six heures du matin on établit à toutes les entrées de la ville une barrière gardée et il en est de même dans toutes les communes. Sur la route de Grâne les deux gardiens armés chacun d'un fusil de chasse ont examiné minutieusement mon sauf conduit. Il y a paraît-il des espions qui circulent dans toute la France et par ce moyen on les arrêtera. On raconte que la fabrique de " Kub " (comprimés pour faire du bouillon) fabrique allemande donnait des indications aux espions au moyen de ces affiches. Tous les quinze jours il y en avait de nouvelles avec des signes et des lettres particulières indiquant l'emplacement des ponts, des routes, des voies ferrées, les dispositions de la population etc. etc. Et les Allemands diront qu'ils ne songeaient pas à la guerre. Naturellement toutes ces affiches ont été lacérées. À dix heures je suis allé à la mairie déclarer la naissance de Robert en l'absence du père " Sous les drapeaux. C'est paraît-il le 1er acte de l'état civil à Crest portant cette mention.

J'ai téléphoné la naissance au père à Bourgoin et à mon frère à Paris. Voici le résumé de la journée d'hier copié dans un journal.

"On a la confirmation que les Allemands se sont rejetés à 20 km en arrière de Mulhouse. Les troupes françaises et anglaises réunies livrent bataille aux Allemands en Belgique (cette dernière nouvelle me paraît prématurée, les Anglais n'ayant pas encore de troupes de terre en Belgique). Le gouvernement français a mis en demeure l'Autriche de s'expliquer sur l'envoi de forts contingents tyroliens sur notre frontière de l'Est. Les Serbes repoussent les Autrichiens, engagement naval dans l'Adriatique. En France, en Angleterre, en Belgique on pourchasse des nuées d'espions allemands" (Altkirch) a été prise par les Français. Je pavoise.

11 août 1914

Je m'aperçois que mes jeunes plants de vignes sont la proie du mildiou et de l'oïdium. Je néglige mon malheureux petit jardin, je n'ai pas une minute, de tous côtés de suis tiraillé. Enfin vite je sulfate, puis je soufre, mais je crains bien hélas qu'il soit trop tard. J'arrache des pommes de terre, et par surcroît je me suis maladroitement coupé le bout du pouce gauche il y a quelques jours, et le médecin me dit qu'il ne faut pas travailler. Il m'a fait un volumineux pansement que je ne puis dissimuler, et chacun me demande avec intérêt ce qui m'est arrivé. Je suis honteux d'avouer ma maladresse. Ce sera je pense vite guéri. Je n'ai pas eu une seule minute de fièvre.

Je reçois la visite d'une pupille des enfants moralement abandonnés dont je suis le représentant (Lucie Gerfault). Elle est placée chez une Madame Andrée aux Sétérées qui ne veut pas la garder au-delà du 15 août. Elle a été amenée de Paris par Mme Valette femme du pasteur du Plan de Baix. J'ai aussi reçu la visite de celui-ci, ai engagé avec lui et Mme Sauvan une laborieuse correspondance au sujet de cette jeune fille et d'une autre Denise Haberer placée chez Monsieur et Madame Pelourçons à Cobonnes qui ne la trouvent pas assez forte. J'ai laissé cette dernière deux mois à l'hôpital de Crest et deux mois au sanatorium de Mme Latune à Plan de Baix. Qu'allons-nous faire de ses deux enfants ? Et l'orphelinat ? Aurons-nous des ressources ? Comme tout se complique surtout avec le retard dans la correspondance et l'impossibilité de faire usage du chemin de fer ! Heureusement que j'ai une bicyclette et encore de bons jarrets.

12 août 1914

La rupture des rapports diplomatiques entre la France et l'Autriche est officielle mais sans déclaration de guerre. Sans doute la France évitera de déclarer la guerre elle-même, sans cela il semble que de par son traité avec l'Autriche et l'Allemagne l'Italie serait obligée de marcher contre nous. On dit que les Russes et les Autrichiens sont aux prises dès que l'avant-garde russe a pénétré en Allemagne. Cela paraît peu probable car la mobilisation russe devait durer plus d'un mois. On dit que les Japonais demandent des explications aux Allemands pour un de leurs nationaux qui auraient été tué à Kia-Tchéan.

Nous allons à trois heures ma femme et moi à cette réunion de Croix-Rouge. Beaucoup de protestants : M. Ricateau, M.Latune, M. Mettetal Beaumette, M. Gallibert etc. et toute notre petite société protestante. Nous trouvons un comité tout organisé : la fine fleur catholico-réac. Un certain M. Babo nous fait une " conférence " sur la Croix-Rouge ou naturellement il oublie de dire que c'est M. Dunant protestant genevois qui en a eu l'idée; il fait appel à notre bourse, mais il n'est pas question de rien organiser entre catholiques et protestants. Nous sommes joués. Ils se serviront de nous et nous ne verrons rien dans leurs manigances. Nous sommes joués. Enfin nous aiderons tout de même et puis nous verrons. Naturellement le " conférencier " a parlé de la bienheureuse Jeanne D'Arc en oubliant de dire que c'est l'église qui l'a condamnée comme relapse et hérétique et non comme patriote. On annonce une grande bataille imminente.

Le commissaire de police me dit qu'une pupille du patronage des enfants moralement abandonnés a disparu de la ferme Loué où elle était placée. On ne lui en a dit ni le nom, ni le signalement pour les recherches utiles. Le secrétaire du comité ne m'a pas avisé de l'arrivée de cette jeune fille chez Lorie et celle-ci n'est pas venue me la présenter comme il est d'usage qu'elle le fasse. Il n'e me manquait plus que cette histoire.

13 août 1914

Je file à Fontalis à la ferme Lorie, il fait une chaleur accablante et je suis obligé de pousser ma bicyclette une bonne partie du chemin, et quel chemin dans la dernière partie !

La jeune fille est rentrée à neuf heures du soir. Elle est âgée de 20 ans. C'est une grande est forte fille -- rouge. Une grosse allemande. Elle s'appelle Maria Hallard. Elle est orpheline née dans le 20e arrondissement de Paris. Elle était fleuriste. Elle nous a été remise par un patronage catholique (Mme Nizard rue Michel Bizot à Paris). Elle est catholique elle-même. Il paraît que les catholiques à Paris n'ont pas d'œuvres similaires et souvent M. Mater agent général est sollicité de placer des catholiques.

Elle a voulu venir voir ce qui se passe à Crest, a bu un café, une chopine de bière, mangé deux gâteaux et roulassé du pont à la place. Finalement elle est rentrée à neuf heures du soir, je l'ai fortement secoué.

Je suis ensuite aller voir le curé pour qu'il la visite un peu. Je préviens Monsieur Sarvan secrétaire et je lui dis aussi qu'il peut m'envoyer Denise Haberer que je garderai jusqu'à ce qu'on lui trouve une place. M. Valette pasteur à Plan de Baix qui est venu déjeuner avec moi fera de même pour la jeune Gerfault.

La France et l'Angleterre s'unissent pour envoyer une protestation à l'Autriche contre l'envoi de troupes vers notre frontière. L'Angleterre lui déclare carrément la guerre. La France lui déclare qu'elle prend des mesures pour sauvegarder ses intérêts

14 août 1914

Je vais à Loriol par Grâne à une commission exécutive. Je préviens en passant M. Brunet qu'il aura un enterrement à faire le lendemain à Crest d'un enfant.

M.Faure m'annonce qu'il espère pouvoir bientôt arriver à Crest.

Charlotte Ricateau a pu déjà arriver à Lyon où va y arriver incessamment. M. Marc Boegner de la maison des missions mobilisé "toucheur de bestiaux" est venu prendre ses fonctions, mais la gendarmerie la renvoyé faute de bœufs à conduire. C'est lui qui aidera Charlotte à revenir, puis il amènera sa femme et ses enfants. Quelques trains transportent maintenant des voyageurs, mais il faut faire la queue aux gares, prendre un numéro d'ordre et partir lorsqu'il y a de la place. Mon fils m'a écrit que des voyageurs attendent ainsi quatre ou cinq jours et nuits dans la cour de la gare P.L.M à Paris. Mais M. Boegner dont le père était administrateur "P.L.M" n'aura pas ces ennuis, pas plus que Charlotte qui est pilotée par un cousin attaché au ministre de l'intérieur. Mais M. Faure, quand arrivera-t-il ?

La commission exécutive me demande de faire une nouvelle circulaire et de télégraphier de nouveaux à Monsieur Faure de rentrer. Je lui écris. Il m'a écrit que sa femme va s'engager dans une ambulance, et je lui écris que sa place est plutôt ici au milieu de ses paroissiens. Je pars de Loriol à une 1heure moins 1/4 par une chaleur torride. Il faut que je sois à deux heures à une séance du bureau de bienfaisance à Crest. J'arrive à temps, je m'astique un peu chez Hilaire boulanger. Mme Hilaire veut que je prenne du café. M. Hilaire me dit que la farine est passée de 48 à 53 F qu'il faudrait lui augmenter un peu le prix du pain à l'orphelinat. Nous sommes d'accord avec M. Barral que sa demande est équitable.

Paul et Caroline Vinard

Crest, la mairie et l'église

On dit que les Belges ont remporté de grands succès, aussi que les Français et les Russes continuent leur marche en avant.

15 août 1914

Le Japon envoie un ultimatum à l'Allemagne.

Le général French commandant de l'armée anglaise est en conférence à Paris avec le ministre de la guerre français.

La Bulgarie et la Turquie resteraient neutres. On fera bien d'ouvrir l'œil du côté de la Turquie dont l'armée est commandée par un général allemand : Sanders.

La grande bataille franco-belge anglaise contre les Allemands se prépare. Belges, français et russes sont toujours en bonne posture.

Mme. Ricateau se rassérène : sa fille va arriver à Lyon.

Je fais une circulaire commission exécutive. La pâte de polycopies est très mauvaise. Elle fond ; il fait tellement chaud ! Je bataille jusqu'à minuit et je n'arrive qu'à un tirage affreusement mauvais: Des manques partout et de la gélatine collée à tous les exemplaires.

16 août 1914

J'ai trouvé la fameuse circulaire de Monsieur Pfender publiée par Le Temps. Elle est aussi dans le Christianisme du 6 août. Je dis à Monsieur Brunet de la lire en chaire. J'ai copié aussi quelques parties des lettres de Monsieur Faure pour montrer qu'il fait des tentatives pour rentrer et songe à sa paroisse. Beaucoup de paroissiens sont très montés contre lui. Ils prétendent que s'il voulait rentrer il le pourrait..

Je fais afficher également à la porte du temple les extraits de ses lettres. M. Brunet fait une très bonne prédication mais je ne suis pas très content de lui. Je lui ai demandé depuis huit jours au moins par lettre et par écrit de venir s'installer à Crest en l'absence de Monsieur Faure. Il fait la sourde oreille : cela dérangerait trop ses aises. Il est installé avec sa jeune femme a Grâne et c'est bien. S'il avait été mobilisé (il est réformé) il ne ferait évidemment pas tant d'histoires. Il y a hélas quelques pasteurs qui songent à leurs intérêts particuliers avant celui de l'église. J'ai dû en quelque sorte intimer l'ordre à quelques-uns de rentrer à leur poste en interrompant leurs vacances. Et hélas comment allons-nous les payer, nos caisses sont vides.

Après le culte M. Brunet m'a dit que sa femme, institutrice en congé était rappelée à Paris. Elle partira demain et lundi en emmenant sa bonne dont la situation a été tout à fait régularisée. Madeleine Mailhet femme de l'ancien pasteur de Saillans lui fait demander en l'absence de Monsieur le pasteur Dombres mobilisé d'aller faire un enterrement à Saillans : Mme Lambert femme conseiller général et mère de Monsieur le Dr Lambert de Crest est décédée subitement. M. Brunet accepte, on viendra le chercher en voiture.

Le Tsar lance une proclamation à tous les Polonais leur promettant de reconstituer la Pologne autonome. La Pologne a été divisée entre la Russie l'Allemagne et l'Autriche.

Cette proclamation n'est pas bête, espérons que les Polonais enrôlés dans les armées allemandes et autrichiennes l'entendront. De même le général en chef Joffre en entrant à Mulhouse a lancé une proclamation aux alsaciens lorrains.

Lundi 17 août 1914

M. Faure rentre par le train arrivant à 10 h 30 ; il voyage depuis hier dimanche 6 heures du matin. Il vient déjeuner, je lui passe la consigne Commission Exécutive avec tout le dossier. Son fils William est sur la frontière de Belgique ; ils ont pu l'embrasser à son passage à Mantes.

On annonce que les Français ont repoussé les Allemands à Dinant. Nous serions également en bonne posture dans la haute Alsace et les Vosges. Les Serbes résistent aux Autrichiens

Georges demande par dépêche des nouvelles de son fils. Les correspondances circulent et sont distribuées très irrégulièrement. Je lui réponds par dépêche et je lui écris de ne pas s'impatienter.

Le gouvernement a nommé un conseil de la défense nationale qui l'assistera dans la direction des affaires. Il est composé de tous les anciens présidents de conseils.

18 août 1914

On annonce que des chasseurs à pied ont pris un drapeau aux Allemands.

La flotte française a coulé un croiseur autrichien qui bloquait Antivari (Monténégro) dans l'Adriatique. Le général allemand Von Emmich qui a échoué devant Liège se serait suicidé. Le Kaiser à de nouveau sommé la Belgique de laisser passer l'armée allemande. La Belgique a refusé.

Le Tsar lancera dit-on une proclamation promettant la liberté religieuse. Les israélites ne seraient plus pourchassés.

19 août 1914

Mme Ricateau rentre avec sa fille.

On attend toujours une grande bataille. Le gouvernement a fait afficher et communiqué aux journaux recommandant au public d'attendre avec patience les nouvelles et de ne pas se laisser aller à des sentiments excessifs, soit dans un sens, soit dans un autre. Une grande bataille est imminente sur une immense étendue. On peut sur un point avoir un échec, sur un autre une victoire. Il faut attendre l'issue finale.

Ma nièce m'a communiqué hier une lettre de ma belle-sœur Lucie indiquant que le départ de ses deux derniers fils l'a complètement démontée. Elle parle de partir à leur recherche, puis à celle de René. Mon frère dit qu'il va faire des démarches pour faire nommer Georges brancardier. Ce serait, si cette démarche aboutissait, désastreux pour Georges qui est à Bourgoin peu éloigné de sa femme et de ses enfants et au milieu de son église. J'ai télégraphié à mon frère de laisser Georges tranquille. Je lui ai écrit de ne pas laisser sa femme faire un semblable voyage qui fera du mal à tout le monde.

Aujourd'hui je reçois une carte datée du 12 août de Pierre et Jean datée de Troyes. J'ai télégraphié à mon frère que je lui envoie cette carte et je lui écris de nouveau de calmer sa femme. J'écris dans le même sens à Miette. Que va-t-il arriver ?

Denise Haberer nous est arrivée lundi 17 août. Il faudra tacher de lui trouver une place. Nous avons pu retirer 50 F chacun de la caisse d'épargne les 17 et 18 août. Pourrons-nous aller jusqu'au 1er octobre, date du paiement de ma pension de retraite ?

Jeudi 20 août 1914

Les Français dit-on ont infligé un nouvel échec aux Allemands à Dinant. Les Belges aussi. Cependant les Allemands avancent vers Bruxelles et on parle de transférer le siège du gouvernement belge à Anvers. On n'entend plus rien dire des Anglais sur terre. On sait seulement qu'ils sont très actifs sur mer et cueillent tous les navires allemands qui essayent de regagner l'Allemagne. Peu leur échappent ?

Nous recevons la visite de Mme Ricateau et de sa fille.

Vendredi 21 août 1914

Le pape est mort : Pauvre vieux ! Il n'a pas été capable d'empêcher son " loyal fils " le vieux bandit François Joseph de déchaîner la guerre. Quel représentant du Christ !

En Belgique de grandes forces allemandes ont franchi la Meuse entre Liège et Namur.

Les Russes auraient pénétré en Prusse. Les Serbes repoussés de nouveau les Autrichiens. La flotte anglo-française aurait bombardé Cattaro sur l'Adriatique. Dieu veuille que tout cela soit vrai. Mme Aeschiman (Charlotte Ricateau) vient nous demander notre coopération pour distribuer gratis aux troupes de passage quelques rafraîchissements et un peu de nourriture. On expédie paraît-il sur l'Est une division de réservistes qui viennent d'être exercés et équipés à Gap, Briançon, Mont-Dauphin. J'hésite puis je vais voir chez Mme Ricateau. On fait rapidement du café, on coupe du pain, on achète du chocolat, je vais demander quelques subsides à Saint-Antoine chez Mme Reboul. À midi arrive un train d'infanterie coloniale. En quelques minutes tout est distribué et ces braves soldats nous bénissent. Mais il faut se hâter de recommencer, à deux heures et demie un autre train revient. Vite du café, du pain, du chocolat. D'autres groupes viennent également : Mme Mettetal Beaumette, Mme Gallibert, toute notre petite société protestante. Encore trois trains : 3 heures, 6 heures, 8 heures. De nouveau en campagne on va chez les boulangers, les épiciers, les confiseurs. On achète et on mendie, chacun donne quelque chose ; dans la campagne on trouve des fruits, des oeufs, on mout du café, on le fait passer et en avant à la gare. C'est magnifique. Toute la famille Pinet (Mme et ses cinq filles) Mme Rozier, Simone Mettetal. Mais notre manœuvre a été remarquée. On se l'est dit et à 6 heures tout Crest est là sauf la fameuse catholique Croix-Rouge dont se serait cependant la place. On distribue maintenant de tout : boissons, pain, fruits,

Jules et Lucie Vinard

Pierre, Miette et Jean Vinard

Famile Vinard à Fontainebleau vers 1910

Lucie Vinard

fromages,cartes postales. C'est du délire.

A 8 heures arrive un train d'ambulances. Il y a tellement d'offres qu'ils n'en veulent plus. Nous réamballons nos provisions car il ne faut pas gaspiller et il est décidé que François Armorin viendra avec ses camionneurs, les demoiselles Pinet et d'autres personnes de bonne volonté distribuer à un train qui doit passer à cinq heures du matin. Nous avons vu à ce train d'ambulances M. Benignus Pasteur à Valence qui est brancardier. M. Mouriquand de Crest chirurgien à Lyon.

La cavalerie allemande a occupé Bruxelles et on ne sait toujours rien des Anglais. Il ne serait pas impossible qu'il se prépare quelque chose. On laisse avancer les Allemands pour pouvoir peut-être plus facilement leur livrer bataille. Il semble bien que les Anglais et les Belges d'un côté, les Français de l'autre aillent les asticoter.

22 août 1914

On a distribué à un détachement peu nombreux passé à cinq heures du matin ce qui restait d'hier. Le café chaud a été très apprécié. À neuf heures un autre détachement peu nombreux également. Il y a surtout du matériel. On attend un autre train à une heure et demie. Je prie le chef de gare de demander à Die ce qu'il transporte. On répond : troupes et chevaux. Sans doute encore peu d'hommes. On emporte un peu moins qu'hier. Cette fois la Croix-Rouge -- banc et arrière banc catholicos -- sont là avec forces provisions. Un peu honteux de n'avoir rien fait, ils gavent les soldats, on gaspille. Nous plions bagages et remportons ce qui n'a pas été distribué. Ce sera pour une autre fois.

23 août 1914

Ce matin Mme Gallibert femme du docteur me fait prévenir que quatre nouveaux trains militaires doivent passer par Crest. Le premier est à 9h08 et il est 8 heures passées. Vite la bicyclette. Je conseille Mme Gallibert de se réserver pour le suivant à 10 h 03 et je vais à la gare aux renseignements. Je m'arrête en passant chez le Dr Ricateau ; ils ont été prévenus aussi et ils sont d'avis d'aller à ce premier train avec ce qui reste de la veille. On achète un supplément de pains, j'achète des cartes postales. C'est un train bondé de chasseurs à pied et nos provisions sont vite épuisées. Mais beaucoup d'autres groupes sont venus. Il y a deux autres trains (midi 34 et 2h31) d'inégale importance. Beaucoup de distributeurs et nous pouvons remporter.

M. Faure nous fait une bonne petite prédication : patriotique et réconfortante. Il explique au début les causes du retard mis à rentrer. Dimanche dernier nous avons décidé de laisser le temple ouvert tous les jours de neuf heures du matin à sept heures du soir et d'avoir chaque jour une réunion de prières à cinq heures. À celle de ce soir on décide d'en tenir deux autres à 8 heures du soir pour les personnes ne pouvant venir dans la journée, mais M. Faure le pasteur ne sera tenu d'assister qu'à trois : le dimanche et le mercredi soir à 8 heures et le vendredi à cinq heures.

Je reçois une lettre qui m'intrigue : une dame J. Soubeiran en villégiature à Crest me demande des nouvelles de la situation dont ils sont privés dans le village perdu où elle se trouve (Tavera par Ajaccio. Elle me rappelle qu'étant petite fille elle m'a porté " à travers les rangs un bol de café au lait au moment de mon départ de Grenoble pour le feu " En 70. " Son frère Max essayait de mettre mon ceinturon et mon képi " Je ne puis absolument pas me rappeler de qui il s'agit et cependant je voudrais répondre. Les nouvelles en général sont un peu pessimistes, du moins c'est l'impression qui m'est produite.

24 août 1914

Nous avons recommencé ce matin les distributions, mais c'est surtout du matériel qui passe. Artillerie de montagne, sections hors rangs, muletiers, train des équipages : une centaine d'hommes par convoi et on les a déjà pourvus dans diverses gares précédentes. Aussi nous finissons la distribution de ce que nous avons préparé, sans faire de nouveaux préparatifs et nous cesserons de retourner à la gare. On nous dit du reste que le mouvement des troupes est fini de ce côté. Et puis tout le monde (toutes les Crétoises) même de condition modeste vient avec un petit panier. Quelques poires, du pain, des oeufs, du café etc. et ce sera suffisant pour les quelques hommes qui pourront encore passer.

En Lorraine nos troupes ont dû reculer jusqu'au-delà de Lunéville où sont entrés les Allemands. Par contre nous conservons nos positions en Alsace.

Une grande bataille se livre en Belgique. Les Allemands ont concentré des forces énormes contre les Français, Belges, Anglais. Évidemment il y aura là un mouvement décisif. Nous demandons à Dieu, non l'écrasement de personnes, mais des événements qui préparent la paix universelle.

Les Russes sont entrés en Allemagne et avancent assez rapidement ; ils tiennent aussi les Autrichiens en échec. Les Serbes semblent aussi battre les Autrichiens.

Nous avons reçu des nouvelles de nos neveux : Georges à Bourgoin sera peut-être nommé infirmier et aumônier. Pierre et Jean sont toujours à Troyes en période d'instruction. Mon frère et ma belle-sœur sont allées les embrasser. René.? est sans doute en Alsace. Une dernière carte de lui du 9 août dit qu'ils ont été sur le point de se battre et qu'on les a fait reculer pour mettre devant eux des cavaliers en sorte " qu'en fait d'Allemands il n'a vu encore que des prisonniers " Son moral est excellent. Du reste le moral de tous les militaires à qui on peut causer est le même : pas d'emballement et ferme résolution d'aller jusqu'au bout.

Ce soir avant de rentrer nous passons par la mairie : une nouvelle dépêche est arrivée. Pas de nouvelles de nos troupes, que c'est décevant ! Il faut s'armer de patience. De nouveaux succès russes en Allemagne et en Autriche ne suffisent pas à nous rasséréner tout à fait. On ne peut chasser de son esprit ce qui attend dans quelques jours tous les jeunes hommes presque tous pères de famille que nous voyons passer depuis quelques jours, pleins d'ardeur, de courage, mais qui ne peuvent quand même oublier le foyer disloqué... Et les vieux parents, les femmes, les enfants qu'ils ont laissés là-bas.. Ho ! C'est horrible ! Quelle mentalité ont donc ces brutes couronnées, ces sauvages qui déchaînent de semblables catastrophes... Quel compte ils auront à rendre !

Et il fait un temps superbe, une soirée idéale, pas un brin de vent, un petit croissant de lune, de brillantes étoiles. Tout est calme lorsque le bruit du train s'est éteint dans la nuit... Et on s'égorge là-bas !

25 août 1914

Aujourd'hui la situation se présente plus angoissante. La retraite du XVe corps au-delà de Lunéville occupée maintenant par les Allemands serait due à la débandade d'une division de ce corps. Le gouvernement explique dans une dépêche un peu obscure que ce n'est pas tout à fait exact qu'une division a fait défection. " Il y a eu il est vrai des fautes regrettables commises mais il y a eu des sanctions " Du côté de la Belgique une grande bataille se livre entre l'armée franco-belge anglaise et l'armée allemande qui paraît concentrer des forces formidables de ce côté. On ne sait de quel côté penche la victoire. Ce qui est certain c'est qu'il y a beaucoup de morts et de blessés " autant du côté allemand que du côté français " dit la dépêche. Mais les Allemands sont entrés tranquillement à Bruxelles imposant une contribution de guerre de 500 millions de francs, qu'il faut lui payer en or, réquisitionnant les autos qu'on aurait pu peut-être envoyer en France sachant que les Allemands venaient. Puis les Allemands ont continué leur promenade vers Roubaix et Tourcoing. Personne ne les arrête. On nous dit qu'il ne faut pas s'en émouvoir. " Il y a un plan " Nous en connaîtrons plus tard les beautés, patience ! J'espère que ce n'est pas le fameux plan de Trochu qu'on a retiré du coffre fort où il avait été soigneusement mis à l'abri. Dans les mêmes dépêches on annonce des succès russes et Serbes. Le Japon a déclaré la guerre à l'Allemagne qui n'a pas daigné répondre à son ultimatum. Toutes ces nouvelles sont empêtrées les unes dans les autres. C'est le modèle de la rédaction jésuitique et c'est ce qui angoisse, on a l'impression qu'on ne sait pas exactement la vérité.

J'ai reçu des lettres de Paris indiquant que le calme est tout à fait revenu dans la famille de mon frère. Celui-ci est sa femme sont allés voir leurs deux fils Pierre et Jean à Troyes qui ne partiront vraisemblablement pas tout de suite pour le champ de bataille. On les exerce encore. René parti le 4 août de Grenoble a été en Alsace et il est sans doute maintenant avec l'armée de Belgique. Il écrit une lettre très digne, pleine de bon sens et de courage.

26 août 1914

Toujours des nouvelles peu rassurantes: Le général en chef a dû retirer une partie des troupes entrées en Alsace pour renforcer celles qui sont aux prises avec les Allemands en Belgique. Une dépêche officielle annonce que les Allemands après avoir pris l'offensive ont dû s'arrêter. Nos tirailleurs algériens ont été lancés contre eux et à leur tour ils leur ont opposé la garde prussienne dont le commandant oncle de Guillaume a été tué. On annonce de grandes pertes de part et d'autres.

Georges Vinard

 

Paul, Jules et René Vinard. Madeleine Vinard née Mettetal avec ses deux enfants Robert et Jacqueline. Caroline Vinard née Genonville

Des cavaliers allemands ont de nouveau fait des reconnaissances dans les régions de Tourcoing, Roubaix, Douai, et il ne semble pas que personne ne soit là pour les arrêter. Chemin faisant ils réquisitionnent, font des déprédations.Ce soir un orage a éclaté à la tombée de la nuit et à dix heures la pluie continue, la nuit est noire. Nous sommes allés à une réunion de prières au temple. On voudrait pouvoir bannir toute crainte s'en remettre entièrement à Dieu... Et on ne peut chasser cette vision horrible de jeunes gens, de jeunes hommes rallant dans la nuit noire, sous une pluie diluvienne, de ces mères qui songent à leur fils, de ces femmes dont le mari est là-bas, de ces enfants... C'est épouvantable... On a le cœur serré, angoissé. Oh! Dieu ait pitié de nous.

Ma femme a écrit à ma belle-sœur Lucie qui doit souffrir atrocement avec son tempérament impulsif. J'ai écrit à mon fils qui affecte un calme qu'il ne doit pas avoir. Il est impossible alors même qu'on ne soit pas atteint directement de ne pas souffrir. Seigneur ait pitié de nous !

27 août 1914

Nouvelles un peu moins mauvaises. Nos pertes en Alsace et en Belgique seraient moins importantes qu'on ne pense. Celles des Allemands au contraire seraient considérables. Dire qu'on est soulagé par de semblables nouvelles ! Il semble que plus vite les Allemands seront mis dans l'impossibilité de faire la guerre et plus vite la paix sera rétablie, car les autres nations ne désirent l'extermination d'aucune puissance, mais seulement l'impossibilité pour une puissance d'imposer brutalement sa volonté aux autres.

Le régiment ou plutôt la division de cavalerie prussienne qui semait la panique dans les villes frontières du Nord (Lille, Roubaix, Tourcoing) a été anéantie par un régiment d'artillerie française qui s'était embusquée sur son chemin.

Des divergences de vues se sont produites entre les ministres et un nouveau ministère a été reformé dans lequel on a fait entrer M. Millerand ministre de la guerre, Briand ministre de la justice, Delcassé ministre des affaires étrangères, Ribot ministre des finances, Guesde ministre sans portefeuille, Viviani reste président du conseil, Malvy de l'intérieur, Angagneur de la marine, Doumergue colonie. C'est toujours bonnet blanc et blanc bonnet. On veut contenter un peu tous les partis et de temps à autre on fait participer des chefs à la manne ministérielle, puis on passe l'assiette à d'autres.

On commence à citer quelques noms de morts et de blessés à Crest.

J'ai reçu une circulaire de M. Barde directeur de la S.C.E. assez attristante : Tout comme l'union nationale évangélique la S.C.E ne sait pas comment on paiera le trimestre échu fin septembre. Quelle est angoissante cette question financière ! Et que sera-ce après la guerre si les ruines que celle-ci va amonceler oblige de forts souscripteurs à diminuer leurs cotisations, car hélas il-y a à craindre que ce soit de ce côté qu'on cherche à économiser. Mais peut-être alors les petites cotisations afflueront et ce sera alors la solution de cette énervante question financière. En cela et comme en tout il faut nous en remettre à la grâce de Dieu et faire ce que nous pourrons.

28 août 1914

Toujours peu de nouvelles. La grande bataille en Belgique continue. Chaque armée semble conserver ses positions. En Alsace et en Lorraine peu de changements non plus c'est-à-dire que nous avons dû nous replier en France et rendre Longwy qui était cerné. Cette ville avait été occupée dès le début par un lieutenant-colonel et un bataillon d'infanterie qui a tenu vingt-quatre jours, mais en perdant les deux tiers de son effectif. Il semble que cette offensive vers l'Alsace ait été une faute. On sait maintenant qu'on a eu là de grandes pertes pour en somme un mince résultat. Peut-être avait-on compté sur l'effet moral et ne s'avait-on pas que les Allemands nous obligeraient à renforcer la Belgique par l'effort qu'il donne de ce côté.

Un Zeppelin a lancé de nuit sur Anvers des bombes qui ont tué et des femmes et des enfants. C'est contraire aux lois de la guerre et on assure que les États-Unis ont protesté. Les Anglais ont coulé un croiseur allemand "Kaiser-Walhem der gross " Les Russes avancent toujours.

Georges écrit que des blessés ont commencé à arriver à Bourgoin ; il y en a qui sont horriblement mutilés. On demande au département de la Drôme de recevoir 5000 blessés. Le sous-préfet doit venir demain savoir combien Crest pourrait en hospitaliser et le maire demande combien les habitants pourraient prêter de lits. Nous pouvons déjà en offrir deux à nous et j'en ai trouvé deux autres (lits avec couverture et draps) Une amie de ma belle-sœur (Madame Denis à Evian) nous demande de leurs nouvelles. Elle ne sait rien d'eux depuis la mobilisation. Je lui réponds.

29 août 1914

Toujours la même incertitude au sujet de la grande bataille qui se livre en Belgique. Il semble que nous avons de la peine à maintenir les Allemands. Mais les Russes avancent vers Berlin. Si cette marche des Russes pouvait décider les Allemands à dégarnir un peu de notre côté.

Il se confirme que la marche en avant de nos troupes en Alsace et en Lorraine a été une faute : On est un peu moins avancé qu'au début de la guerre. On risque d'attirer des représailles sur les Alsaciens et nos pertes ont été considérables. Il paraît que du côté de la Belgique il y a aussi quelque chose de répréhensible.

Je suis allé à bicyclette à Montmeyran m'entretenir avec M. Ponson trésorier de la section sud est de la S. C. E. et trésorier de l'union régionale 20e circonscription de la situation financière, elle n'est pas brillante. Nous pourrons payer le trimestre des pasteurs de la S. C. E grâce à une réserve, mais nous pourrions payer qu'une partie du traitement des pasteurs de l'union nationale évangélique. C'est très triste.

30 août 1914

En allant ce matin à la mairie aux nouvelles, je rencontre M. le maire qui me demande un entretien. La sous-préfecture de Die prie la ville de Crest de recevoir 120 émigrés des villes frontières : 30 hommes, 30 femmes, 60 filles et garçons. M. le maire voudrait que comme membre du bureau de bienfaisance je me charge de ce groupe (installation, nourriture etc.) Je ne puis me soustraire à ce devoir. En 1910 à Charenton, j'ai eu, lors des inondations à faire quelque chose d'analogue. Nous arrêtons les bases de l'organisation (locaux, dépenses etc.) et il est décidé que j'irai le jour même à Valence avec un des adjoints M. Barral voir ce qui a été fait pour les réfugiés que cette ville a déjà reçus. On " réquisitionne " pour ce voyage une auto et nous partons avec ma femme à une heure et demie. Ce qu'a fait Valence n'est pas merveilleux et nous tâcherons de mieux faire. Nous profitons de l'occasion pour visiter une ambulance de la Croix-Rouge où sont soignés des blessés français et allemands (dans des salles séparées). Les Allemands sont en beaucoup plus grand nombre que les Français ; ils sont jeunes, la plupart imberbes ; ils ont une bonne attitude, sont très polis. Les blessures des uns et des autres ne sont pas graves.

En rentrant à Crest il y a une dépêche qui est très laconique et n'est pas très brillante. D'un côté les Allemands sont repoussés et d'un autre ils avancent. Ils semblent suivre la ligne de chemin de fer de Liège à Paris et ils seraient déjà à La Fere. Pourquoi les laisse-t-on s'avancer comme un coin en France ? Attendons ! Mais que cette attente est angoissante. Que nous aurions besoin d'apprendre que la marche des Allemands est arrêtée sur tout le front !

31 août 1914

Toujours dans l'attente de nouvelles et c'est bien angoissant. On dit que nous tenons toujours nos positions sauf l'aile gauche. On dit que des prussiens entrés dans Sedan ont complètement été anéantis par de l'artillerie française dissimulée sur les hauteurs. On dit que les Russes avancent toujours sur Berlin et le fait qui paraît incroyable qu'un aéro prussien ait volé jusque sur Paris et laisser tomber quatre bombes sur le Marais. Et de répugnants journaux comme " Le Matin" affirmaient que l'aéro n'existait en quelque sorte pas en Allemagne et ceux qui essayaient timidement d'émettre des doutes étaient des anti patriotes. Le ministre a décidé d'appeler la classe de 1914 et des territoriaux qui avaient été renvoyés dans leurs foyers.

Nous avons eu cet après-midi une entrevue avec le sous-préfet de Die au sujet des émigrés de villes envahies. Le gouvernement désire qu'ils soient non cantonnés en caserne mais logés chez l'habitant, admis à la table familiale cela paraît juste. Mais l'exécution est moins facile. Le maire a lancé immédiatement un appel à la population et demain matin un entretien aura lieu entre les membres du conseil municipal et du bureau de bienfaisance.

Mon neveu Georges lance une dépêche qu'il viendra voir demain ce fils qu'il ne connaît pas encore.

1er septembre 1914

Mon neveu Georges est arrivé ce matin à 5 h. Il a dû faire le trajet à pied de Livron à Crest. Pas de train, pas de voitures. Il est reparti par le tram de 4h45 et il compte trouver à Valence un train pour Lyon et Bourgoin. Il est plein d'entrain. Naturellement il a eu une grande joie de voir son fils. Il a reçu une lettre de son frère René plus détaillée que celle écrite par celui-ci a ses parents. Le général Boumot (?) qui commandait le huitième corps d'armée dont le quatrième régiment fait partie, n'a pas craint pour la vaine gloire d'entrer en Alsace de faire massacrer une partie de son corps d'armée et de compromettre ainsi notre situation vers le Nord. Faute de pouvoir porter à l'armée du Nord les secours qu'on lui a demandé les Allemands avancent à grands pas vers Paris. René au moment où sur l'ordre de son chef, allait demander du renfort a eu son cheval tué et son soldat d'ordonnance à côté de lui. Son régiment a été à moitié anéanti. Un malheureux bataillon de chasseurs à pied de 130 hommes a été réduit à une centaine. On dit ce général enfermé dans une forteresse. Un aéroplane allemand a encore été vu sur Paris. Les Allemands vont vers St.Quentin. Du côté des Russes rien de particulier. La Turquie semble s'agiter en faveur de l'Allemagne. Le général en chef de leurs troupes est prussien. Que va-t-il encore surgir de ce côté ? La journée d'aujourd'hui a été pour moi une journée de préparation très active pour la réception des émigrés. Le maire a offert d'en recevoir 400. Comment va t'on, les premiers jours abriter tout ce monde ?

La garde malade qui était venue pour l'accouchement de Madeleine est repartie ce matin. Je lui ai fait remettre par le commissaire de police un sauf conduit. Pourra-t-elle arriver jusqu'à Paris qu'on dit menacé d'investissement ? Nous nous sommes fait vacciner par M. Ricateau.

2 septembre 1914

La situation semble un peu s'améliorer. Les Russes avancent toujours et on dit que l'Allemagne commencerait à s'en inquiéter. Elle dégarnirait le Nord d'un corps d'armée pour l'envoyer vers Berlin. Serait-ce enfin le commencement de sa défaite.

Nous avons poursuivi l'installation en vue de la réception des émigrés.

3 septembre 1914

Je trouve ce matin dans le courrier de sept heures une lettre de mon pauvre Louis tout à fait désespéré. Des renseignements confidentiels (le secret de Polichinelle) et surs (?) lui a appris que l'investissement de Paris par les Allemands est chose certaine. Aussi il va aller s'installer avec sa femme et sa fille chez mon frère rue de Courcelles. Et " s'il faut mourir, ils mourront ensemble " Que s'est-il passé pour être affolé à ce point ! Enfin je télégraphie qu'ils viennent à Crest et je lui écris pour le remonter. J'écris aussi à nos amis Abram-Sigwalt de Charenton de venir aussi si on faisait évacuer la banlieue pour ne pas gêner les opérations militaires si réellement on laissait approcher les Allemands. Mais alors notre armée serait vraiment bien au-dessous de ce qu'on nous dit. Ce n'est pas possible qu'on nous ait trompé à ce point. Mme Faure femme du pasteur et sa fille arrivées hier de Mantes nous ont dit avoir fait la queue pendant deux jours pour avoir un billet de départ tant le nombre de ceux qui fuient Paris et grand. Toujours le manque d'équilibre qui caractérise notre époque.

Les Russes heureusement avancent de leur côté vers Berlin et Vienne et les Allemands en paraissent préoccupés.

Le soir me parvient une nouvelle lettre de mon fils disant que les renseignements qu'on lui avait donnés était exagérés. Je le crois ! Que c'est terrible le manque d'équilibre physique et moral ! Et je lui réponds immédiatement un mot.

Nous avons continué l'installation pour les émigrés. Ce sont paraît-il des gens de Langres, en grande partie des mendiants. Ils seront là sans doute après-demain, curé en tête.

4 septembre 1914

Journée tragi-comique. Pas de nouvelles précises de la guerre. Mais on sait que dans l'intérêt " supérieur de la défense nationale " dgin boum boum, le gouvernement " la mort dans l'âme " va jusqu'à Bordeaux se mettre à l'abri des Prussiens qui décidément continuent à avancer tranquillement vers Paris et qu'on ne semble rien faire pour arrêter. Que se passe-t-il donc ! Peut-être " il y a un plan " ces fameux plans qui font écrabouiller beaucoup de monde, quoique merveilleux... Oh! Seulement un tout petit accroc. On avait oublié les adversaires.

Je reçois une nouvelle lettre de mon fils, il annonce que mon successeur au P.L.M a expédié sur Valence sa famille (11 membres) qu'ils viendront à Crest s'ils ne peuvent se loger à Valence. Où les mettrons-nous? Une nouvelle dépêche reçue ce soir nous annonce également le départ de cinq membres de la famille Vinard qui arriveront à Valence dimanche à 1 heure.

Ce matin installation des réfugiés terminée. Nous avons une réunion à la mairie à neuf heures. On semble trouver maintenant que j'ai trop bien fait les choses pour les mendiants et que ce sera plutôt une excellente ambulance. J'ai en effet 95 lits avec de beaux draps blancs. Si nous y couchons nos réfugiés nous les ferons désinfecter, laver et vacciner avant. Toute la literie a été passée à l'étuve. J'ai demandé au maire de faire publier un appel pour des vieux vêtements et du linge usagé et les dons affluent. La commission décide que le maire, moi, un instituteur et deux conseillers municipaux iront à Dieulefit pour voir ce qu'ils ont fait pour les réfugiés qu'ils ont reçu. J'objecte timidement que c'est peut-être inutile, que nous nous en tirerons très bien sans cela, mais rien n'y fait. Nous transporterons nos importantes personnes à Dieulefit. Je fais prier le curé de Langres de venir me voir à neuf heures demain (je voudrais le convaincre que c'est à lui de prendre la tête du refuge) Je vais rapidement déjeuner et j'arrive au rendez-vous. C'est l'auto de Maître Martin notaire qui doit nous transporter. Lui-même en personne nous fera l'honneur de nous accompagner avec son chauffeur. Et nous voilà partis, admirés par des badauds qui se sont arrêtés près de l'auto. On corne bruyamment, et on file avec une certaine vitesse. Il paraît que le chauffeur de Me Martin est un professionnel hors ligne. J'ai remarqué que tous les propriétaires d'auto ont des chauffeurs hors ligne. C'est toujours le leur qui est le plus épatant. Nous filons, nous filons les virages, les caniveaux rien ne nous arrête. Me Martin triomphe. Il nous regarde en dessous pour jouir de notre admiration. Nous traversons Saou, Bourdeaux en vitesse toujours flambants et triomphants. Les vieux paysans redressent leurs reins et s'appuient un peu sur leurs bêches pour nous admirer passer. Quel malheur que tout le canton ne nous voit pas... ! Mais l'orgueil va au-devant de... la panne. Crac un caniveau, une forte secousse et nous voilà arrêtés. Le mécanicien hors ligne quitte sa veste, son faux-col, met un pantalon de toile et le voilà à plat ventre sous la machine. Il tire un bouton, secoue une manivelle, tourne un volant, tout cela d'un air mystérieux et nous autour de lui suivons ses mouvements avec un respect mêlé de crainte osant à peine respirer. Mais on ne repart pas. Peut-être ferait-on mieux de retourner à Bourdeaux dont on est à peine à deux kilomètres. Tout le monde y pense mais personne n'ose le dire tout haut... que dirait le chauffeur... ! Enfin on se hasarde. Le chauffeur d'un air important opine. On décide qu'il se mettra au volant et que nous nous pousserons ( voir le chauffeur de Max Maurey) On retourne non sans difficulté la voiture vers Bourdeaux et nous voilà tous attelés à la grosse machine. Nous atteignons une descente est la voilà partie seule. Nous la suivons d'aussi près que possible. À Bourdeaux consultations entre le chauffeur et le maréchal ferrant. Les deux augures diagnostiquent gravement qu'il y a quelque chose de cassé et que ça ne peut plus marcher. Adieu Dieulefit, il faut vite trouver le moyen de retourner à Crest avant la nuit ; il y a 23 km ! Je me précipite avec un de mes compagnons à la recherche d'un cheval... Ce n'est pas facile, le service des réquisitions est passé par-là. Enfin nous découvrons une voiture qui doit remonter à l'âge de pierre. Si toutefois on allait en voiture en ces temps heureux... Et une jument.. ! Oh ! Mes amis quel phénomène : les côtes forment des ondulations très accentuées sur les flancs, des bouts d'os semblent prêts à percer la peau. Elle est cagneuse, sourde, borgne, et à les deux genoux couronnés. Sauf ça " c'est une bonne bête " nous dit le propriétaire. Enfin il n'y a pas le choix. Nous attelons et quel harnais ! On s'entasse à six tant bien que mal, et en route. Quel retour mes seigneurs ! Cela cadre bien avec l'état de guerre. Nous sommes partis flambants... À Berlin, à Berlin ! Et nous revenons l'oreille basse heureux de n'avoir point été écrabouillés. Enfin la bête s'échauffe, on pousse un peu aux montées, on retient aux descentes et nous arrivons o prodige à faire du petit 10 à l'heure. Mais on a de l'amour-propre -- on veut traverser crânement -- Saou. Dès l'entrée le fouet claque, les guides sont prises bien en main et ... la bête se cabre et s'arrête net. Enfin on se ressaisit et on arrive à lui faire prendre un petit galop très digne. Un peu plus loin nous croisons une auto, c'est M.Morin-Latune que nous allions interviewer à Dieulefit ! Je l'arrête et me fais tuyauter ! Quelle veine ! Nous ne rentrerons donc pas à Crest bredouilles. Et l'haridelle qui s'est échauffée à une allure vraiment bien. Le chauffeur lui s'est éclipsé avant l'entrée en ville ; il ne veut pas être vu dans un pareil équipage. Enfin ça a été tout de même une après-midi amusante qu'on ne regretterait pas trop si on avait du temps à perdre.

5 septembre 1914

Situation générale la même. Notre installation en vue de la réception des réfugiés et terminée. Le curé de Langres n'a pas paru. On nous a apporté beaucoup d'effets et de linges usagés pour les réfugiés que nous attendons toujours ; ils viendront vraisemblablement lundi.

À une heure je pars à bicyclette avec le secrétaire de la mairie M.Pemenglet pour Valence. Nous voulons être fixés sur la façon exacte de procéder pour obtenir le remboursement de la dépense. Nous voyons un chef à la mairie, le commissaire de police, le délégué aux réfugiés, le chef de bureau à la préfecture, le receveur municipal et nous sommes à peu près autant fixés qu'avant. Je demande comment on doit comprendre une certaine circulaire du 24 août au percepteur sur cette comptabilité spéciale. Personne n'y a compris grand-chose. Il est probable que si je m'adressais à celui qui l'a rédigé il aurait lui aussi de la peine à s'y reconnaître. C'est ainsi la plupart du temps dans notre administration.

Nous compterons revenir en tramway mais mon compagnon qui a quelques achats à faire nous le fait manquer d'un quart d'heure. Nous nous précipitons à ses trousses, nous gagnons un peu d'avance sur lui. À Montmeyran nous le tenons, mais nous prenons un mauvais chemin et il nous part devant le nez. Nous renonçons à la course, mais nous n'arrivons à Crest que quelques minutes après lui. Je trouve une dépêche de M. Morin de Dieulefit m'annonçant que les renseignements qu'il m'a donnés sur l'allocation de l'état pour les émigrés sont inexacts et qu'il m'en donne de tout à fait certains par lettre. Enfin ! Nous aurons peut-être de la peine à nous en sortir. Si M. Maire m'avait laissé agir à ma guise tout aurait été pour le mieux et c'est sans doute par là que nous finirons.

6 septembre 1914

Les nouvelles continuent à faire défaut. On annonce cependant que les Allemands bombardent Maubeuge, qu'ils ralentissent leur marche vers Paris et semblent vouloir se diriger vers Reims, peut-être pour prendre à revers notre armée d'Alsace.

Ma femme est partie à 10 h avec une voiture pour aller à Valence chercher nos propres émigrés de Paris qui se sont annoncés pour dimanche à une heure à Valence. Leur train est arrivé à quatre heures, et il n'a pas été facile paraît-il d'avoir des renseignements sur ce train. Il a fallu aller visiter au petit bonheur tous les trains arrivant sans se décourager. Enfin tout notre monde était à Crest à sept heures du soir. En wagon depuis hier samedi 8 h du matin fourbu.

"suite (7 septembre au 31 décembre 1914)"