JOURNAL DE PAUL VINARD
(1850- 1925)
Recueilli par Pierre GOULON
(son arrière petit neveu)
II - 7 septembre au 31 décembre 1914
Pierre Goulon Sigwalt (Petit fils de Georges Vinard )
(décembre 2003)
Source des documents:
Photos:Jules et Georges Vinard
Les Allemands semblent renoncer à attaquer Paris pour se diriger vers le sud-est. On a su ensuite que l'initiative du général Gallieni gouverneur de Paris envoyant des renforts en taxis-auto (700) avait enrayé l'attaque des Allemands et les avait obligés de commencer leur recul.
La préfecture nous annonce pour demain 10 h du matin 100 émigrés. Ma femme, Mme Aeschimann (Charlotte Ricateau) courent aux provisions. Le menu est arrêté et on commence à préparer la soupe.
8 septembre 1914
À 5 heures du matin les fourneaux sont allumés. À 10 h le maire, quelques membres du bureau de bienfaisance et le conseil municipal sont à la gare. Il y a une foule considérable de curieux, je demande que l'entrée de la gare soit interdite aux curieux. Le train arrive avec 34 minutes de retard. Il y a 17 hommes ou jeunes gens, des femmes, des fillettes, des enfants quelques-uns au sein. Ils ont un aspect assez lamentable. M. François Armorin nous offre gracieusement de transporter leurs bagages. Nous mettons également sur le camion trois femmes et un enfant qui marchent avec peine. Nous arrivons aux écoles de filles (poste de refuge) et de suite on se met à table. Tout ce monde paraît satisfait. Ensuite deux perruquiers abattront toutes les chevelures des fillettes, garçonnets et hommes non suffisamment propres. Puis on munis chacun de vêtements puis tout le monde est baigné, vacciné et les vêtements désinfectés. On attribue le logement : toutes les femmes, les fillettes les enfants ont des lits. Les hommes de la paille propre avec une couverture. Puis c'est le dîner et... le coucher Ouf ! Et moi aussi bonsoir !
9 septembre 1914
Journée très chargée. Nous avons commencé le classement des immigrés. Ma femme et Charlotte font une cuisine exquise avec une dépense insuffisante. Ces braves gens disent partout qu'il y a longtemps qu'on ne les avait si bien traités.
10 septembre 1914
Le placement des émigrés continue. Ce soir il en reste une quinzaine. Cuisine toujours très appréciée. Les nouvelles de la guerre sont satisfaisantes si on peut employer ce mot pour une chose si horrible. Déjà hier nous apprenions que le mouvement des Allemands vers Paris échouait. Aujourd'hui leur recul s'accentue. Les Russes avancent toujours. Si ce pouvait être le commencement de la fin.
Crest - Quai des marroniers
Crest - Cours du Joubernon
11 septembre 1914
Les nouvelles de la guerre nous sont toujours favorables. Les Allemands continuent à perdre du terrain. On dit que le général en chef Joffre cherche à les attirer à Châlons-sur-Marne où il lui serait facile de leur infliger un échec important. Mais c'est un "on dit ", le secret de Polichinelle que les Allemands doivent par conséquent connaître -- quelques-unes de ces nouvelles que des oisifs voulant se donner de l'importance inventent. Du côté des Russes les événements sont également favorables à nos intérêts.
Il ne nous reste plus que quelques émigrés à caser et on ne nous annonce pas de nouveaux convois. Il paraît que dans quelques cafés (infectes officines de potins) des oisifs incapables du moindre sentiment désintéressé me font l'honneur de discuter et... Critiquer quelques-unes des attributions d'émigrés que j'ai faites. J'ai répondu à un brave professeur qui a pris la peine de me défendre et de me le dire, qu'il y avait beau temps que j'avais renoncé à retenir la langue des autres ayant déjà beaucoup de peine à retenir la mienne propre et que pour le reste je m'en fiche...
Sur la promenade des marronniers je rencontre mon fils à bicyclette venant de Valence ; il est parti de Paris mardi soir par un train " poste " Le Bourbonnais. On a accordé des congés aux employés qui ne sont plus mobilisables par leur âge. J'ai reçu une lettre de ma belle-sœur m'envoyant son testament fait en commun avec mon frère, et leurs dernières volontés... continuerait-on à craindre un siège de Paris !
Je leur ai accusé réception et placée la pièce avec mes papiers importants. Quand finira ce cauchemar ?
12 septembre 1914
Tous nos émigrés sont casés... Et on ne nous en annonce pas de nouveaux. Tout était si bien en train. Et si on laisse un trop long intervalle il faudrait recommencer la mise en train, ce qui est le plus fatigant et occasionne un surcroît de dépenses. Enfin !
Les Allemands reculent, on paraît cette fois les tenir. L'espoir renaît. Lorsqu'on les aura mis hors d'état de nuire on pourra enfin songer à la paix, au désarmement ! On ose croire à une telle félicité.
Reçu une lettre de mon neveu René, il est en Lorraine. La lettre est du 3 septembre, elle respire une confiance absolue en la victoire. Brave garçon.
13 septembre 1914
Les nouvelles de la guerre nous sont toujours favorables : les Allemands reculent en France et en Alsace et il ne serait pas impossible que la retraite leur soit coupée du côté belge. On dit que les Anglais sont allés chercher à Arkangel un renfort important de Russes qui seraient actuellement débarqués dans un port français. Cette nouvelle ne serait pas improbable car les Belges reprennent l'offensive. Probablement qu'ils comptent sur cet important renfort.
Le Dr Ricateau a demandé à ma femme de remplir un emploi d'infirmière dans une des ambulances qu'il doit diriger à Crest et depuis plusieurs jours elle va à l'hôpital se documenter théoriquement, tout en continuant ses fonctions d'économe et cuisinière en chef des émigrés. Heureusement que ceux-ci se liquident et que nous n'en avons pas de nouveaux annoncés. Il nous en est revenu trois ou quatre non satisfaits de leur hospitalisation et qu'il faudra caser ailleurs. J'espère y arriver demain.
Mon neveu Georges nous préoccupe un peu : l'excès de fatigue et une alimentation irrégulière a fait reparaître un état neurasthénique dont il s'était débarrassé depuis qu'il avait abandonné le professorat pour un ministère pastoral dans une église. Il lui faudrait du repos et un régime alimentaire régulier. Mais il ne veut pas en parler aux médecins, il croit de son devoir de rester à son poste. Sa femme me demande que lui conseiller ! ..
Le 23 août j'ai écrit à notre ami Charles Armorin maréchal de logis des dragons qui est sans doute en Alsace. Sa famille reçoit une lettre de lui disant qu'il n'a encore reçu que ma lettre !
Ce soir au moment de nous mettre à table on vient de prévenir ma femme qu'il arrive 90 blessés et qu'elle doit aller prendre son poste. A 11 heures je l'ai accompagné à l'ambulance. Pauvre femme elle va s'éreinter.
Le culte a été fait aujourd'hui par M. Brunet. Nous avons fait quelques chiffres d'après-midi avec M. Faure pour la commission exécutive.
14 septembre 1914
Il semble toujours que cette affaire d'émigrés soit terminée et toujours quelque incident qui la prolonge. Ce matin un ménage m'a déclaré qu'il ne peut absolument pas se contenter du petit logement que je lui ai procuré, sale, incommodant etc... Il est vrai que nos populations des grandes villes du Nord ne peuvent s'accommoder des habitations de nos populations pauvres du midi qui ne présentent pas le moindre confort. Enfin je trouve ce qu'il faut chez Monsieur le Dr Morin. Puis on me demande de céder des lits du refuge pour une ambulance.
Ma femme est rentrée à trois heures du matin de sa réception de blessés. Il en est arrivé 90. Les malheureux voyageaient depuis quatre jours avec des pansements sommaires. Presque tous viennent d'Alsace. Deux ont été blessés dans un tamponnement de train sur le chemin de fer de l'Est ; il y a eu une centaine de morts et de blessés. Ce matin ma femme a été appelée à huit heures du matin à l'hôpital où sont les blessés dont l'état nécessite une intervention chirurgicale. C'est le Dr Ricateau qui en est chargé. Ma femme à la charge d'une salle. La matinée a été employée à laver, nettoyer le plus possible les blessés, l'après-midi aux opérations et aux pansements. Le sous-préfet de Die et un médecin major sont venus visiter les deux ambulances qui fonctionnent actuellement. Les Allemands continuent à reculer aussi bien du côté anglo-belge français que du côté russe.
15 septembre 1914
Nos troupes continuent à poursuivre les Allemands dans leur retraite sur toute la ligne. Même les Belges ont repris l'offensive. Du côté des Russes on assure qu'un corps d'armée autrichien a demandé à capituler.
On ne songe plus aux émigrés, toute l'attention se porte sur les blessés. Tous ceux de la salle de ma femme ont été opérés et pensés.
M. Sauvan secrétaire du patronage des enfants moralement abandonnés est venu visiter les pupilles de la région dont quelques-uns nous créaient des ennuis. Tout est arrangé maintenant... Pour combien de temps ?
Reçu une lettre de nos amis Abram Sigwalt de Charenton qui se sont réfugiés dans une petite localité près de Châteauroux ; ils parlent de venir à Crest. Je leur ai répondu que je les attends. Écrit aussi à mon ami de Rohden.
16 septembre 1914
Écrit quelques lettres pour essayer de reconstituer des familles disloquées.
Ma femme a continué son service à l'hôpital. Le docteur a continué les pansements, il y a des blessures très sérieuses.
Les armées allemandes ont encore un peu reculé devant les Français et devant les Russes. Les Autrichiens seraient à-peu-près tous hors de combat ?
17 septembre 1914
Les Allemands reculent toujours. Un des blessés à l'hôpital est sur le point de mourir. J'ai écrit au ministère de l'intérieur pour nous aider à retrouver les parents de cinq jeunes enfants qui nous sont arrivés d'Escombes près Donchery ( Ardennes) avec une tante. La mère restée en arrière avec son fils aîné âgé de 13 ans n'a pas rejoint les autres et on ne sait où elle a pu se réfugier.
Le soir à huit heures Monsieur Mettetal qui venait d'apprendre que le blessé mourant désirait voir sa femme est venu offrir d'aller chercher celle-ci avec son automobile. Elle demeure à Montauban (Drôme) entre Nyons et Séderon. Cette offre qui n'a pu être acceptée en raison de l'heure tardive qui faisait penser que la femme était déjà en route, nous a beaucoup touché.
18 septembre 1914
Situation sans changement. Le soldat est mort dans la nuit et a été enterré aujourd'hui à trois heures. Sa femme avait pu arriver à dix heures.
Tout Crest était à l'enterrement, c'est une façon de montrer qu'on est patriote.
19 septembre 1914
Une grande bataille se livre dans l'Aisne. Chacun reste sur ses positions.
L'une de nos émigrées m'a donné quelques ennuis. Je l'ai envoyé à Beaufort dans un " ouvroir "
Le Docteur Ricateau et un groupe de jeunes filles de l'orphelinat Protestant
Crest- L 'Hôpital
qui demande une dizaine de jeunes filles.
20 septembre 1914
Les Allemands bombardent la cathédrale de Reims. Aucun changement dans la position des armées. Il tombe une petite pluie froide qui ajoute à la tristesse de la situation. Que deviennent nos pauvres soldats ? De tous côtés on nous annonce des morts et des blessés.
Notre pasteur Monsieur Faure a appris indirectement que son fils a été blessé le 29 août. Il n'a pas de nouvelles de lui depuis le 10 août.
21 septembre 1914
Situation stationnaire. Les alliés semblent cependant en meilleure posture que les Allemands. Ceux-ci bombardent la cathédrale de Reims sans autre but paraît-il que de détruire. Évidemment ce sont des barbares.
Louis, Lydie et Madeleine qui étaient à Saillans sont rentrés ce soir.
22 septembre 1914
Peu de modifications dans la situation. Les alliés progressent toujours cependant lentement mais sûrement en économisant le plus possible les hommes. Les Allemands ont complètement démoli la cathédrale de Reims. Personne n'aurait pu soupçonner que les chefs des Allemands le Kaiser en tête seraient de pareilles brutes. Il n'y a pas d'expression assez forte pour les qualifier. Quel compte ils auront à rendre quand ils comparaîtront devant Dieu ?
On a réquisitionné des chèvres ; il paraît que c'est pour la nourriture des hindous. J'ai écrit à mon ami Charles Armorin.
23 septembre 1914
Situation sans changement notable. Nous sommes allés à Valence Gaston et moi pour déposer dans un coffre-fort de la banque les titres appartenant à mon frère et à Gaston Umdenstock (mari de Marguerite ma nièce)
24 septembre 1914.
Nos troupes ont un peu progressé mais très peu. Les Allemands sont paraît-il très fortement retranchés et il sera très dur de les déloger.
Assisté à un comité de l'orphelinat où M. Barral vice-président a exposé la situation financière qui est très préoccupante. Il n'arrive ni don, ni pension et les dépenses courent toujours. Il faudra demander au personnel de nous faire crédit jusqu'après la guerre pour ses appointements.
Beaucoup d'ouvriers et ouvrières qui étaient occupés dans les usines ou ateliers fermés n'ont plus aucune ressource. C'est la misère qui fait son apparition, que sera-ce cet hiver ? Oh ! Dieu veuille que cette épouvantable guerre prenne fin. Sans cela on ne sait trop ce qui pourra survenir.
25 septembre 1914.
Les Allemands sont toujours tenus en échec par nos troupes, mais notre avance est lente. Journée triste : un enfant qui était arrivé malade est mort. Sa pauvre mère fait peine à voir. Pendant seize jours le dévoué Dr Ricateau l'a disputé à la mort. Ce pauvre petit est de Charleville. Son père est au 48e régiment territorial et on est sans nouvelles de lui depuis plus d'un mois. La mère a dû fuir de Charleville avec son père et sa mère. (M. et Mme Tavenaux, la mère et Mme Wiessène) la mère a mis son enfant dans une hotte attachée sur son dos ; d'étape en étape elle est parvenue après cinq ou six jours de marche à Dijon avec un groupe d'émigrés de différentes villes qui se sont rejoints en ville. À Dijon un agent de police -- agissant certainement par ordre -- a conduit ces émigrés dans un cinéma abandonné, dont il a fermé la porte à clef après avoir éteint le gaz. Ces malheureux sont restés là toute la nuit sans lumière, sans couverture, sans même un peu de paille, assis sur des banquettes, ne pouvant sortir pour aller se procurer en ville un peu de nourriture et du lait pour les enfants. C'est là que la pauvre petite Wiessène qui était déjà atteint de coqueluche a contracté la broncho-pneumonie qui l'a emmené.
Pendant que je m'occupe des formalités pour l'inhumation on vient me prévenir qu'un mécanicien belge (émigré) que j'avais pu faire entrer à la compagnie des chemins de fer de la Drôme a été tamponné et à trois heures du soir aucun médecin n'a pu encore le voir.
Georges Vinard
Marguerite Vinard Je cours de Monsieur le Dr Gallibert à Monsieur le Dr Ricateau, tous deux sont absents. Je fais guetter leur retour et finalement ils arrivent tous deux en même temps chez le malade à quatre heures et demie du soir. L'accident ne sera peut-être pas très grave. Cependant ? Le blessé s'appelle Parenté : il était mécanicien du tramway de saint Hubert à Brouillon Luxembourg. 26 septembre 1914. La situation reste stationnaire ou plutôt chacun reste sur ses positions et des deux cotés on se bat avec acharnement. Des morts, des blessés, cette épouvantable ! Nous avons emmené le petit Wiessène. Une foule nombreuse est venue montrer sa sympathie à Mme. Wiessène. J'ai vu le blessé du tram (Parenté). Il va mieux et il a espoir d'être guéri dans une dizaine de jours. On a constitué un comité chargé d'envoyer des effets aux militaires sur le front de bataille (oeuvre des petits paquets) on a essayé de faire oeuvre d'union. Le comité fonctionnera sous le patronage du bureau de bienfaisance, de la Croix-Rouge, du curé, du pasteur. Il sera composé d'hommes et de femmes appartenant à tous les partis. 27 septembre 1914 La bataille de l'Aisne continue avec violence de part et d'autre. On a fait courir le bruit que le Kaiser en visitant une tranchée dans les environs de Nancy avait fait une chute dans un trou rempli d'eau et qu'il en était résulté pour lui une pulsion de poitrine. On rapproche ce fait d'une prédication de Mme de Thèbes d'après laquelle il devait mourir de mort violente du 27 au 29 septembre. 28 septembre 1914 Toujours pas de nouvelles actions décisives ; il semble cependant que nous sommes toujours en meilleure posture que les Allemands. On annonce le débarquement à Marseille de 45 000 hindous qui iront renforcer l'armée anglaise dans le Nord. Les Russes avancent très lentement mais ils avancent. On annonce l'arrivée pour demain de nouveaux blessés évacués de Lyon et de Valence. Le curé et le pasteur ont accepté le patronage de l'œuvre des petits paquets. Une réunion aura lieu demain à dix heures pour constituer un comité. Lydie et Madeleine sont parties ce matin pour Châtillon où elles ont l'intention de se fixer tant qu'elles ne pourront rentrer à Moirons. Louis est resté à Crest. 29 septembre au 4 octobre 1914 Une grande bataille qu'on appelle la "bataille de Marne" qui comprend 4 à 500 kilomètres de front, de la Belgique à l'Alsace se poursuit depuis près de vingt jours. Elle paraît devoir se terminer par la défaite des Allemands. On frémit en songeant à tous les morts et blessés qui tombent chaque jour. Louis est allé à son tour à Châtillon mais les installations ne lui plaisant pas est revenu. Le 2 octobre j'ai accompagné la femme de Georges et ses deux bébés jusqu'à Moirons où Georges est venu les prendre. Miette était avec nous ; elle a continué jusqu'à Bourgoin où elle restera quelques jours. Parti vendredi par le tram de 5h moins quart je n'ai pu être de retour à Valence qu'à midi samedi et j'ai fait le trajet de Valence à Crest à bicyclette étant obligé d'assister à un comité à quatre heures. C'est le "comité du Petit Paquet". J'ai été nommé président. Heureusement qu'il y aura des présidentes, vice-présidentes, secrétaire, trésorier etc. est que je n'aurai rien à faire. Sans cela je ne pourrais plus y arriver. Le maire M.Fayolle est président d'honneur. 5 au 7 octobre 1914 La situation sur le front de bataille est toujours la même. La bataille dure depuis vingt-deux jours. C'est épouvantable et le froid fait son apparition. Depuis quatre jours souffle sans discontinuer un vent du Nord glacé dès que le soleil est couché. Cela me rappelle 1870. Dieu veuille que ce soit terminé avant l'hiver. On ne vit plus. Ma femme est toute la journée à l'hôpital. Nous avons pu cependant nous échapper hier après-midi pour aller jusqu'à Blacon où sont soignés quelques-uns des blessés qu'elle a eus à l'hôpital. Un blessé de l'hôpital atteint du tétanos est mort avant-hier soir, on l'a enterré hier à deux heures et demie. Grande assistance. La commune a fait faire un drap mortuaire tricolore. Le président des vétérans des armées de terre et de mer a prononcé un discours. Les parents du mort n'ont pu arriver à temps pour l'enterrement. Il est arrivé huit nouveaux émigrés qui se sont enfuis d'Albert (Somme) que les Allemands ont bombardé. On en annonce deux autres pour vendredi qui se sont réfugiés à Luc en Diois et qui ne s'y plaisent pas : un comptable et sa femme. 8 au 12 octobre 1914 La situation se modifie peu. Cette grande bataille de L'Aisne qui dure depuis près d'un mois paraît terminée sans résultat du moins appréciable pour nous. Les Allemands nous attaquent, nous les repoussons. Ils ont développé leur aile droite, nous avons développé notre aile gauche. Ils ont pris Anvers après trois jours de bombardements. Les Belges se sont retirés à Ostende. Les arrêterons-nous ? Un aéro Allemand a encore lancé des bombes sur Paris. Ils ont véritablement une armée formidable. Nos émigrés vaudraient retourner chez eux ; ils trouvent le temps long, et nous ? Que ferons-nous s'ils sont encore là cet hiver, avec nos propres miséreux ! Monsieur Faure nous a fait hier une très belle prédication sur la patrie -- en prenant pour texte -- Notre oeuvre du Petit Paquet a très bien réussie. Que de choses utiles et bienfaisantes on peut faire lorsqu'on laisse de côté toutes les divergences d'opinion, de partis, de coteries, pour travailler ensemble au bien commun. Le fils du maire M. Fayolle Armorin est prisonnier. Sa jeune femme qui a charge de la même salle que ma femme à l'hôpital a glissé en descendant de l'hôpital dans une de ces vilaines petites rues pavées. Elle est un peu courbaturée, il lui faudra quelques jours de repos. Louis est à Saillans depuis samedi. 13 au 15 octobre 1914 Anvers a été occupée par les Allemands après un bombardement de trois jours. Quelques forts tiennent encore. Le siège du gouvernement belge a été transféré au Havre. Ce qui reste de l'armée belge a pu se joindre aux troupes anglo-française. La situation est sans changement notable. Cependant toutes les attaques que les Allemands ont lancé contre nous ont été repoussées. Nous avons même un peu progressé. Petit à petit on se débarrasse de ces ignobles sauvages. Mais ce sont ces archi-ignobles François- Joseph Guillaume et toute leur escorte de vautours qu'il faudrait atteindre. Que de mal sera fait avant d'atteindre ce résultat ! Nous apprenons que le jeune Édouard Latune de Clavel a été tué. Quel coup pour cette mère qui avait reporté toute son affection sur ce fils unique ? La jeune fiancée d'Édouard (Mlle Galand) était aussi à Clavel avec sa future belle-mère et la grand-mère Mme Mathieu. Que de deuils, que de larmes et Guillaume continue à commander le meurtre et le pillage bien à l'abri. Quelle diabolique invention que la royauté ! 16 octobre 1914 Nos troupes progressent... Tout doucement et c'est beaucoup. Reçu une lettre de Charles Armorin maréchal des logis de dragons qui escorte le général Dubail. Il paraît être dans le Nord ; il est plein d'entrain et d'optimisme. Mon neveu René est dans les mêmes dispositions. Il semble être en Lorraine. Mon ami Charles de Rohden à la Tour de peiltz -- Suisse -- m'a écrit aussi. Il est souffrant (inflammation du gros intestin) d'un cœur très sensible et aimant il est très affecté de ces événements. Il a soixante-treize ans... M.Hoffet qui avait pris du service comme instructeur est nommé capitaine dans un régiment qui va partir incessamment pour le front. Son gendre Monsieur Binet est déjà en campagne depuis le commencement de la guerre. Sa jeune femme fille de M. Hoffet reste seule avec deux jeunes enfants. Elle ira sans doute avec sa mère à Lyon. Louis a été rappelé à son bureau, ce qui indique qu'il n'y a plus crainte d'investissement de Paris. Dans sa lettre mon ami de Rohden me dit que son fils Théodore sous lieutenant de réserve est parti pour une destination inconnue. Le fils de Théo -- "Charlot " est instructeur à Dreux (il est ingénieur chimiste) Charles Wagner gendre de M. de Rohden est lieutenant à Besançon. Un neveu de M. de Rohden Jacques Labarre -- disparu -- on le croit prisonnier. Un autre neveu Louis Brocand, blessé... Et c'est ainsi dans toutes les familles que nous connaissons. 17 au 19 octobre 1914 " Les troupes françaises du Nord refoulant l'ennemi ont occupé Armentières. Progrès constants également au nord d'Arras et dans la région de l'Oise. En Belgique, les forces alliées maintiennent l'ennemi dans ses lignes en repoussant ses attaques. Les Serbes ont de nouveau défié les Autrichiens près de la Drina en leur occasionnant de grosses pertes. Dans l'Adriatique la flotte autrichienne à tenter de sortir de Pola, mais les navires français lui ont coulé deux torpilleurs. On confirme également que dans la mer du Nord un croiseur anglais a coulé quatre contre --torpilleurs allemands " Une de nos jeunes émigrées a eu un garçon le 14 octobre... Elle a à peine 17 ans -- père inconnu -- le bébé est tout petit, la mère n'a pas de lait. 20 et 21 octobre 1914 Pas de changement notable. Nous maintenons les Allemands en échec, progressons même un peu. Ce matin 21,18 h et je reçois une dépêche de Westphal : "William blessé, guéri, prisonnier à Wessel, lettre suit, tendresse" Je me précipite chez les Faure. Inutile de parler de leur joie. Ils étaient si admirables de confiance, de soumission, ils méritaient bien cela. Nous avons enterré aujourd'hui un soldat de 23 ans. Il avait eu le bassin perforé et la fièvre typhoïde était venue encore compliquer son état. Ses parents n'avaient pu être prévenus à temps. Ma nièce Miette est rentrée de Bourgoin. 22 octobre 1914 Combats violents sur tout le front, sans changement notable de situation de part et d'autre. 23 octobre 1914 Bataille acharnée dans le Nord, sans résultat concluant. En Pologne les Allemands ont subi une grave défaite. Le petit réfugié né le 14 octobre est mort dans la nuit. Heureux enfant. Je vais avec le grand-père déclarer le décès, puis voir le vicaire. L'enterrement aura lieu demain samedi à huit heures du matin. 24 octobre 1914 Situation inchangée. Le général Von Trip tué avec son état-major. On a fait au petit réfugié un très joli petit enterrement. La mère va bien et ne semble pas très affligée. 25 octobre 1914 Toujours bataille acharnée dans le nord. On est épouvanté lorsqu'on arrête un instant sa pensée sur le carnage qui se poursuit. Que de deuils ! Et Guillaume avec son compère François Joseph vivent bien tranquillement... Que de choses incompréhensibles sur cette pauvre terre. Nous avons l'explication de la découverte de W. Faure : il a eu la pensée d'écrire à Alice Westphal en Suisse à l'adresse où les Westphal passent ordinairement une partie des vacances d'été. Cette lettre a suivi à Charenton. De là la dépêche. Les Faure vont pouvoir maintenant correspondre avec leurs fils. Aujourd'hui grand branle-bas à Crest. M. de Guibergues évêque de Valence vient prêcher un sermon patriotique et visitera ensuite les ambulances. Toutes nos bigotes se pâment. Elles recevront l'évêque en corps, avec le costume Croix-Rouge naturellement. Se montrer en "Croix-Rouge" semble pour elles la grande préoccupation. On met des fleurs dans toutes les ambulances. À une heure et demie je fais visiter la Tour à trois blessés de l'hôpital qui partent demain. Puis je les conduis au sermon. On ne peut pas dire que c'est nul. C'est quelconque. Une conférence de réunion publique où on cherche les effets : bonne diction. Naturellement on nous parle du pape dont "le cœur saigne parce qu'il aime particulièrement la France, mais il ne peut intervenir parce qu'il est souverain neutre" ?!? Comment un homme qui se dit le représentant de Jésus-Christ ne peut-il pas discerner de quel côté est le droit et lancer ses foudres à l'autre : il est nécessaire paraît-il qu'il ne déplaise à personne. Tas de brigands hypocrites ! Ces pauvres catholiques ne s'embarrassent pas beaucoup dans les réflexions. L'évêque a parlé c'est suffisant. La visite aux ambulances a lieu -- absolument comme s'il avait une mission officielle -- et ils ont le toupet de se plaindre que l'exercice de leur religion n'est pas suffisamment libre. Pour eux être libre c'est dominer partout et écraser ceux qui ne les suivent pas. Du toupet.. Du toupet.. Du toupet.. Il a promis aux blessés en souvenir de son passage, une bonne tasse de café et un verre de fine champagne. Alcoolisme et cléricalisme vont bien ensemble. Tout est bon pour se faire un peu de popularité. 26 et 27 octobre 1914 Combats violents dans le Nord. Les Allemands ont réussi à franchir l'Yser et les alliés ont un peu reculé sur ce point. On prétend que leurs intentions seraient d'aller jusqu'à Calais et au-delà en Angleterre. L'intention, mais l'exécution ! 28 octobre 1914 Les Allemands ont été arrêtés au Nord et subi des pertes considérables. Vers Nancy ils ont été repoussés au-delà de la frontière. En Russie ils sont en retraites aussi. J'ai dû m'occuper des émigrées : déplacements et placements. Une jeune fille, la cousine de celle qui a eu le bébé enterré samedi avoue qu'elle aussi est enceinte. La personne qui l'hospitalise n'en veut plus. Je fini par la placer en pension chez la sage-femme. Nous avons tué le porc, ce qui est toujours une journée très chargée. On m'a communiqué un journal publiant une lettre d'un certain pasteur Dryander prédicateur de la cour à Berlin, expliquant la violation de la Belgique avec une inconscience inconcevable, démentant toutes les atrocités parfaitement établies des prussiens et accusant... Les Belges ! Oui les Belges qu'ils ont pillés, dévastés, assassinés... Les Anglais, les Français et les Russes... Et de semblables gredins osent invoquer Dieu, se réclamer de Jésus-Christ. Quels misérables ! Il faudrait les saigner comme on a fait à mon cochon. 29 octobre 1914 Les Allemands ont subi de nouveaux échecs. Si ce pouvait être le commencement de la reculade. Mes nièces et le mari de Marguerite sont repartis pour Paris ce soir par le tramway Crest-Valence de 4h55. Ils prendront à Valence l'express de 8h20 du soir. Il ne semble plus rien y avoir à craindre du côté de Paris. 30 octobre 1914 Nous continuons à faire échec aux Allemands. Vers Nancy on les a repoussés au-delà de la frontière. Les journaux donnent des récits épouvantables des tueries de part et d'autre. Les pertes des Allemands seraient beaucoup plus sensibles que de notre côté. Des blessés de l'hôpital qui avaient encore des balles dans le corps ont été conduits à Valence pour y être radiographiés, puis ramenés à Crest. Au moyen des clichés obtenus et envoyés à M. Ricateau celui-ci sachant la place des balles en fait l'extraction, ce qui nécessite des opérations délicates et douloureuses. Les malheureux souffrent atrocement, quelles abominations ! C'est bien le diable qui règne actuellement. Il a plu toute la journée par vent du Nord d'une façon peu ordinaire, ruisseaux et Drôme grossissent. Pourvu que nos pauvres soldats n'aient pas le même affreux temps. On dirait que tout concourt à former une situation bien angoissante. 31 octobre 1914. Le mouvement en avant des Allemands vers l'Yser a été enrayé ; ils ont dû reculer. En Russie aussi. Des vaisseaux turcs ont bombardé sans déclaration de guerre des ports russes dans la mer Noire. Ce sont les Allemands qui ont dû diriger cette agression ; ils trouvent que la conflagration actuelle n'est pas suffisamment horrible. Quels sinistres bandits ! Lydie annonce qu'elle part mardi de Châtillon pour rentrer à Paris. 1er novembre 1914. Jour de Toussaint -- temps triste -- beaucoup de monde au cimetière malgré le mauvais temps. C'est une mode à laquelle personne ne se soustrait. Beaucoup de braves gens après avoir fait souffrir les leurs de leur vivant, refuser la subsistance à des parents, les couvrent de fleurs le jour de la Toussaint lorsqu'ils sont morts. C'est moins coûteux et cela fait bien. Au temple beaucoup de monde. Service de communion nombreux après le culte. Ma chère femme qui a eu une crise de foie dans la nuit est allée quand même pendant toute la journée à l'hôpital. 2 novembre 1914 Aujourd'hui de nouveau vilain temps de pluie. Pourvu qu'il n'en soit pas de même au front. Les nouvelles sont toujours les mêmes de ce côté : arrêt des Allemands voire légère progression. Si les récits des journaux sont exacts les pertes des Allemands sont considérables. Il y a des récits horribles. L'histoire de l'agression turque tourne mal. La France, la Russie et l'Angleterre ont rappelé leurs ambassadeurs. Il semble que les Italiens soient décidés à tomber sur la Turquie, ses intérêts de ce côté étant avec la Russie. Bientôt tout le monde sera de la partie et avec quelques mois de ce régime ce sera pire que le déluge. Restera-t-il seulement un Noé ! Que Dieu aie pitié de nous ! 3 novembre 1914. Aujourd'hui réunion de la commission exécutive à Loriol. Nous devions faire le trajet à bicyclette avec M.Faure (pasteur) mais il fait toujours un affreux temps. Nous nous mettons à la recherche d'une voiture. Il ne reste plus au voiturier -- M. Thibault -- qu'une vieille jument borgne... Et pas de cocher, tout est à la guerre. Nous acceptons la jument et une petite voiture couverte à deux places. C'est moi qui suis cocher... Et en avant, mais l'animal est peu pressé. Enfin à force d'exhortation, d'imprécations, de coups de fouet, nous arrivons : une heure et demie pour faire 17 km. La commission est à peu près complète il ne manque que le pasteur Blanc-Milsand vice-président qui est aux armées. On examine les voies et moyens de faire face à l'échéance du présent trimestre. Deux lettres sont élaborées : une aux églises pour les prier de recueillir le plus possible de cotisations, une autre au président de la commission permanente pour lui faire partager notre confiance en l'avenir. Nous sommes de retour à six heures et il pleut toujours. Ma belle-fille Lydie et sa fille Madeleine sont passées venant de Châtillon pour rentrer à Paris. Je n'ai pu les voir. Je n'ai pu m'enquérir des nouvelles de la guerre. 4 novembre 1914. La situation militaire est bonne. Les efforts des Allemands pour percer le front des alliés et aller vers Dunkerque ont échoué et ils ont commencé un mouvement de retraite sérieux. À en croire les communiqués officiels et les nouvelles des journaux, ils ont subi de grandes pertes et le moral des soldats n'est plus merveilleux. Des lettres particulières venues de soldats en contact avec eux confirment ces derniers renseignements. J'ai entendu notamment la lecture d'une longue et très intéressante de notre ami Charles Armorin, maréchal des logis aux Dragons toute empreinte d'optimisme. C'est certainement ce qu'on peut appeler un "brave garçon " De son beau-frère Louis Fayolle (fils du maire) pas de nouvelles. Son père craint qu'il n'ait été tué. Un de ses compagnons d'armes a écrit qu'il avait été blessé et qu'il le supposait prisonnier ! J'ai eu quelques ennuis avec mes émigrés, ce n'est évidemment pas la crème de la population. Un d'eux dont la fille d'à peine 17 ans et la nièce 22 ans sont arrivées enceintes (non mariées) et qui m'ont donné assez de mal à caser ne comprend pas que nous trouvions que " l'habitude d'avoir des enfants avant mariage " ne constitue pas précisément un certificat de bonne vie et mœurs. J'ai renoncé à le lui faire comprendre. J'ai obtenu qu'on me rapatrie quatre femmes et deux enfants de Châlons-sur-Marne. Quel soulagement à tous les points de vue quand je pourrai rapatrier le dernier. A ce moment nous caresserons l'échine des prussiens. Ouf ! ! 5, 6 et 7 novembre 1914 Situation militaire toujours favorable aux alliés. En Belgique et en France ont repousse les attaques des Allemands avec une légère progression sur quelques points. Quand commencera la débâcle ! En Russie les Allemands et les Autrichiens sont sérieusement en retraite. Les hostilités contre les Turcs ont sérieusement commencé. Ils ne tarderont probablement pas à recevoir la raclée qu'ils ont cherchée. Nous avons pu rapatrier six réfugiés à Châlons-sur-Marne. 8 et 9 novembre 1914 Les troupes alliées continuent à progresser très lentement hélas ! Néanmoins nous fatiguons l'ennemi et subissons moins de pertes qu'eux. Tous les jours nous attendons un grand coup qui mettra les Allemands en sérieuse déroute. Eux qui sont talonnés maintenant par les Russes semblent vouloir, avant d'aller leur tenir tête, tenter un coup désespéré de notre côté. En attendant on rappelle tous les jours de nouvelles classes et on soumet à un nouveau conseil de révision les réformés. Ainsi la ville se diminue chaque jour d'hommes jeunes et valides. Personne ne récrimine. Chacun est persuadé qu'il faut "vaincre ou mourir" Quel cauchemar ! 10 au 13 novembre 1914 Les alliés et les Allemands sont aux prises vers la Belgique. Les Allemands voudraient percer la barrière des alliés pour aller à Dunkerque et Calais. Ils prononcent de furieux assauts qui sont repoussés, mais non sans que de part et d'autre il y ait des pertes effroyables. Quelle épouvantable chose que la guerre ! Le temps est devenu froid, le ciel brumeux, on sent la neige. Quelle existence cela va être dans les tranchées pour nos pauvres soldats ! Le préfet nous demande de prendre encore 100 réfugiés venant de la région d'Epernay. Nous allons avec le maire visiter divers locaux, Soubeyran -- théâtre -- syndicat -- Capucins. Aucun ne peut s'adapter à nos besoins ; il faudra loger ces pauvres diables chez l'habitant des réceptions. Nous demandons donc au préfet de nous en envoyer d'abord la liste. J'ai des nouvelles de mon ami Théo de Rohden : il se bat à Ypres, il est passé capitaine. Son fils aîné ingénieur chimiste qui fait l'exercice depuis trois mois va aussi aller sur le front. J'écris un mot à Théo. Toujours quelques morts. Aujourd'hui c'est Jacques Aeschiman fils du pasteur de Lyon -- frère de nos amis Aeschiman Albert et André de Lievens et d'Aoust. Il était marié depuis trois mois avec une demoiselle Vial amie de ma nièce Madeleine Vinard Mettetal. 14 novembre 1914. La lutte se poursuit " ardente et noire " ou plutôt rouge en Belgique. Les Allemands essayent toujours de rompre la ligne des alliés pour aller à Dunkerque et Calais, mais ils ne peuvent réussir et perdent un peu de terrain. De l'autre côté les Russes avancent. Les Allemands qui subissent de chaque côté de grandes pertes vont-ils enfin lâcher pied d'un côté ? Le temps est gris et froid et ajoute à la tristesse qui remplit le cœur. On continue à appeler les classes libérées jusqu'à 46 ans ; on fait passer un nouveau conseil de révision à ceux qui avaient été classés dans les services auxiliaires ou réformés et tout est pris. Bientôt la ville n'aura plus que des femmes, des enfants, des vieillards et des tout à fait infirme de corps et d'esprit. 15 au 17 novembre 1914. Situation militaire sans changement notable : les Allemands ne peuvent parvenir à rompre la ligne des alliés et ceux-ci progressent chaque jour. Un régiment allemand a été noyé près de Nieuport par les Belges qui ont ouvert des écluses. Cela fait le deuxième. Dimanche nous sommes allés promener à Blacon 15 blessés qui doivent être renvoyés prochainement à leur dépôt. Nous avons visité les camarades de l'ambulance Latune puis nous avons offert à tous du café et des gâteaux. C'est le brave François Armorin qui fournissait la voiture. On a créé un poste de " contrôleur des émigrés ". Le besoin s'en faisait vivement sentir. Le besoin naturellement de constituer une petite sinécure à quelques frères ou amis. Demain première visite dudit contrôleur. Il fait un temps épouvantable : Vent d'une rare violence parfois avec rafales de pluie et cela contribue à augmenter la tristesse qu'on ressent en songeant à tous ces pauvres soldats... là-bas dans les tranchées... on ne maudira jamais assez l'empereur qui a déchaîné cette guerre. J'ai écrit hier à mon ami Charles de Rohden. 18 au 22 novembre. La visite du contrôleur des émigrés a eu lieu. Quelques émigrés se sont présentés (ceux qui se logent eux-mêmes) demandant que la location qui leur est accordée soit augmentée en raison des frais supplémentaires occasionnés par l'hiver. Le contrôleur a " pris note " de mentionner dans son rapport. Situation militaire sans grand changement. Nous maintenons nos positions avec quelques progrès ; de leur côté les Russes avancent en Russie et en Autriche. Mais les Allemands tiennent tête des deux côtés. La Turquie est un appoint. Guillaume a décidé le sultan chef religieux des musulmans à déclarer la guerre sainte contre les alliés. Sans doute il en résultera quelques difficultés dans nos possessions et celle des Anglais. Mais peut-être l'Italie sera-t-elle appelée à partir en guerre contre les Turcs. Le temps devient de plus en plus froid. Après une forte gelée le 19, la neige est tombée abondamment dans la nuit du 19 au 20 -- et elle tient encore aujourd'hui 22, bien qu'il y ait une légère hausse du thermomètre, et il tombe une petite pluie fine glaciale et depuis trois jours nous n'avons pas vu le soleil. J'ai dû allumer le poêle du vestibule le 19, la maison était glacée. Que deviennent nos pauvres soldats avec ce temps ? Le nombre des blessés diminue : les partants ne sont pas remplacés et une des 3 ambulances contenant 90 lits a pu être fermée provisoirement. Il paraît qu'à Valence et à Lyon il reste également beaucoup de lits disponibles. Si ce pouvait être le résultat de batailles moins meurtrières pour nous. On continue à appeler les classes mobilisables. On n'en est à la classe 1890 (44 ans). Le pasteur de Loriol M. Lacheret est parti hier. Le pasteur de Cliousclat M. Dadre qui s'est engagé pour la durée de la guerre comme chauffeur va partir prochainement. Comment ferons-nous pour servir les églises ! 23 novembre 1914. Nous progressons toujours tout doucement. Ce matin le commissaire de police m'a prévenu qu'un de nos réfugiés âgé de 44 ans est parti hier soir à neuf heures pour Nantes appelé par l'autorité militaire. Comme il s'était copieusement grisé et faisait du scandale il l'a enfermé au violon de cinq heures à huit heures du soir. Cette douche l'a un peu calmé et il a pu monter dans le train en meilleure forme. Un autre émigré âgé de 60 ans un peu " éméché " aussi est venu me déclarer qu'il voulait absolument retourner dans sa famille à St Dié. Il a pu obtenir à droite et à gauche un peu d'argent pour payer son voyage. Je lui ai remis le complément -- si nous pouvions en être débarrassés. Le temps continue à être gris, pluvieux et froid. Pauvres soldats dans les tranchées ! 24 au 26 novembre 1914. La guerre continue. C'est tout ce qu'on peut dire. On attend toujours cependant quelque action décisive ; les Allemands veulent toujours percer vers Calais, mais n'y parviennent pas et il semble par contre que les Français se préparent à les enfoncer en Lorraine. Les Allemands ont demandé du côté de Verdun une suspension d'armes qui leur a été refusée. Malheureusement il est impossible de compter sur leur loyauté et on ne peut savoir quelle traîtrise cachait cette demande. Les Russes avancent toujours. L'armée du Kronprinz serait en mauvaise posture. La préfecture nous a prévenu de l'envoi de 400 réfugiés alsaciens lorrains " suspects ". Ce serait un fichu cadeau. Le maire a prié le préfet de nous envoyer en échange 400 prisonniers qu'on enfermera dans la Tour et qui seront gardés militairement. Hier on nous a annoncé la mort de Robert Mettetal, beau-frère de mon neveu Georges tué le 13 novembre à Tracy. J'avais reçu une carte de lui du 10 octobre. Il laisse une jeune veuve de 22 ans avec deux enfants : une fille de quelques mois que le père n'a pas vu. Et ces horreurs continuent ! Mon Dieu ait pitié de nous. 27 novembre au 7 décembre 1914. Aucun changement dans la situation militaire. "Toutes les attaques de l'ennemi ont été repoussées, nous avons même légèrement progressé. Les Russes ont infligé de grandes pertes aux Austro -Allemands" tel est le résumé des nouvelles de ces onze derniers jours. La température s'est considérablement adoucie. On croirait le printemps déjà revenu et les limaçons s'en donnent à cœur joie dans mon jardin. Je suis obligé de repiquer tout un carré de salades complètement mangées. Nous avons laissé éteindre le poêle du vestibule. Mon pied gauche auquel j'ai dû faire faire il y a cinq ans un grattage d'os par le docteur Monod me fait de nouveau souffrir. J'ai l'intention de demander au Dr Ricateau semblable opération pendant qu'il a la main exercée par les nombreuses opérations faites à l'hôpital. Crest - La Baumette (Ou Château Mettetal) Julie Mettetal née Mazade avec ses deux petits enfants, Robert et Jacqueline Vinard Hier après-midi nous avons reçu 350 alsaciens lorrains " demi- suspects ". Il s'agit de jeunes hommes (quelques enfants de 15 à 16 ans -- une dizaine) qui sont venus à nous lorsque nos troupes sont entrées en Alsace au commencement de la campagne et qui n'ont pas désiré être incorporés dans l'armée. Si ce n'était des alsaciens ils seraient prisonniers. 214 ont été logés à la Tour et 142 dans l'ancien couvent des capucins. Installation fort sommaire : paillasse et deux couvertures. M.Peynan architecte de la ville est gérant assisté d'un comité composé du maire, des adjoints, de Monsieur Paul Vinard, Monsieur H. Bouvard, Monsieur Romeas. Un piquet de territoriaux est chargé de la police. Ce sont les réfugiés qui feront leur cuisine et les corvées de propreté. Ces réfugiés paraissent soumis. Quelques-uns parlent un peu français. On les a groupés par commune d'origine, Thann, Bischvillers, etc... On essaiera de procurer du travail à ceux qui ont des professions. Ils pourront loger en ville à leurs frais. Ceux qui resteront en commun ne devront pas sortir avant huit heures du matin et être rentrés à cinq heures du soir. Ils ne devront pas sortir en dehors des limites de l'octroi. 8 au 10 décembre 1914. Nous progressons. On commence à penser qu'on finira par décourager les Allemands. On dit le Kaiser gravement malade d'une pneumonie. La victoire des Russes a été moins complète qu'elle aurait dû être. Les deux corps d'armée Austro- Allemands qui étaient encerclés se sont dégagés et ont pris l'offensive. Ils se sont ensuite emparés de Lodz. Nos réfugiés alsaciens sont aussi mal-logés que possible dans la Tour. Il y fait froid, humide, pas de jours. Et lorsque l'on veut chauffer on s'asphyxie. Aussi il y a déjà de nombreux malades. Le maire a décidé de les transférer dans une des ambulances qui n'a plus de malades 11 au 20 décembre 1914 Dix jours déjà que je n'ai rien écrit. On voudrait toujours être au lendemain dans l'espoir de quelques nouvelles décisives pour hâter la paix et cependant les journées passent avec une rapidité effrayante mais avec une uniformité bien propre à décourager. Toujours les mêmes nouvelles de la guerre. " Nous progressons lentement - dito les Russes " le Kaiser a dû garder la chambre par suite d'un refroidissement. Une escadre allemande a pu bombarder trois ports anglais et tuer ou blesser 4 à 500 personnes. Les Anglais disent que c'est sans importance. Leurs navires se sont mis à la poursuite des navires allemands. L'orphelinat a décidé de supprimer son arbre de Noël, pour ne rien faire qui est l'apparence d'une fête. J'ai protesté et obtenu qu'on supprime le sapin, les bougies et les cadeaux par raisons d'économie, mais qu'on fera un service commémoratif de Noël au jour et à l'heure ou aurait dû avoir lieu "l'arbre". Il en sera de même pour l'école du dimanche. Les infirmières des ambulances un et trois (deux est fermée) préparent une petite fête commune pour les blessés. Elle aura lieu dans l'ambulances trois. Les frais seront couverts par une fête à domicile. À cette occasion les infirmières des deux ambulances sur site qui ne voisinaient guère ont "fraternisé" et il y a maintenant assaut d'amabilité de part et d'autre. Le deuxième pasteur de Crest, M. Brunet, qui était retourné à Paris pour passer un deuxième conseil de révision a été réformé ; il est revenu prendre son poste et a fait le culte aujourd'hui dimanche. Sa femme souffrante le rejoindra un peu plus tard. Les Alsaciens sont satisfaits de leur nouvelle installation. Ils sont appréciés par tous ceux avec lesquels ils ont à faire. Nous voudrions pouvoir leur faire un petit Noël. On a vendu de petits drapeaux belges au bénéfice de cette héroïque nation. Le bureau de bienfaisance a dû faire un appel en sa faveur, les misères qu'il a eu à soulager par suite de la mobilisation ayant beaucoup augmentées. 21 au 31 décembre 1914. Ces journées ont passé bien rapidement. Et cependant l'attente de quelque événement décisif est bien longue Tous les matins les nouvelles reçues peuvent se résumer ainsi : "nos troupes ont repoussé les attaques prononcées par les Allemands, elles ont même légèrement progressé du côté russe" cela ne va pas vite. Il est certain qu'on a à faire à un adversaire redoutable très fortement organisé qui se préparait de longue date. C'est déjà beaucoup de pouvoir lui barrer la route et lui infliger des pertes qui le fatigueront à la longue. Patience et confiance. Dieu aura pitié de nous. Quels tristes Noëls ! Pas de réunions de familles. Dans chaque maison il y a quelqu'un dans l'enfer déchaîné par le Kaiser. C'est un père, un époux, des fils qui manquent. À l'orphelinat il y a un petit service de Noël avec les chants, les récitations, les exhortations d'usage. Mais ni arbre, ni cadeaux, les enfants ont demandé qu'on verse dans la caisse de l'établissement peu fournie cette année ce qu'on a envoyé pour les cadeaux. À l'école du dimanche suppressions également de l'arbre et des cadeaux, mais service spécial très bienfaisant. L'arbre a été remplacé par un trophée de drapeaux alliés : Belge, Anglais, Serbe, Russe, et les cadeaux par un tronc aux couleurs belges. Les enfants en avaient été prévenus et invités à vider leur tirelire en faveur des enfants belges chassés de leur pays par la horde teutonne. Pas un n'a manqué. Après les récitations, chants, speechs (j'ai raconté mon Noël de 1870 ou mon frère est venu me trouver sur le front) au moment où se place d'ordinaire la distribution, les enfants avec beaucoup d'ordre et de sérieux ont défilé devant le tronc dans lequel ils ont déposé leur offrande, puis ont signé une adresse aux enfants belges. C'était émouvant et je suis persuadé que cet "arbre" plus conforme que les précédents à l'enseignement de Jésus " tu aimeras" leur laissera un souvenir durable, total 48 F. Les Alsaciens ont voulu aussi avoir leur arbre et il a fallu un peu les aider. Ils avaient invité toutes les personnes qui prêtent leur concours aux oeuvres créees à l'occasion de la guerre (Ambulances, Petits Paquets etc.) ils ont allumé un petit sapin très bien décoré, exécuté quelques pantomimes, des chants, danses etc... Pour les danses on en avait costumé huit en alsaciennes et ça a été un assez gros travail pour ma femme qui s'y est employée avec Mlles Anthoni et Scheffer. Fête bien réussie. Sur la demande de plusieurs personnes, ils ont redonné deux jours après la même fête en faveur du bureau de bienfaisance, recette 490 F. Les dames et demoiselles des ambulances ont vendu dans la ville de petits drapeaux belges au bénéfice de la malheureuse nation si brutalement, si sauvagement spoliée, recette 720 F. Le jour de Noël nous avons dîné avec les Faure. M. Pasteur Brunet réformé à titre définitif est venu reprendre son poste à Grâne, laissant sa femme malade à Paris. Il a été grippé presque en arrivant. M.Faure est allé le remplacer pour le culte du dimanche et moi j'ai dû remplacer M. Faure à Crest. Mon jeune ami Théo de Rohden m'écrit une affectueuse lettre me faisant une saisissante description de leur vie de tranchée. Quelle déprimante et fatigante existence ! Son plus jeune fils Fernand âgé de 16 ans a voulu s'engager comme cycliste. Il sera dans la même compagnie que le père. Charles Westphal devance l'appel pour aller dans les Alpins. Il renonce à l'école normale à laquelle il se préparait et annonce son désir d'être pasteur. C'est bien encourageant pour l'avenir de voir le sérieux avec lequel cette jeunesse d'élite se dirige dans la vie.
Textes et illustrations déposés @ SGDL |
Maj. 07-05-01